Tempête politique et crise sanitaire à Visa pour l’image

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Le festival de photojournalisme a organisé une édition réduite et en partie virtuelle, dans une ville conquise par l’extrême droite.

Dans le centre de Perpignan, jeudi 3 septembre au soir, le Grand Café de la Poste ferme tristement ses portes dès 22 heures, faute de clients. Tout un symbole : d’ordinaire, début septembre, la brasserie de la place du Castillet devient le cœur battant du festival de journalisme Visa pour l’image, un QG où les photoreporters du monde entier viennent raconter leurs reportages et nouer des contacts en descendant des litres de bière jusqu’à l’aube. Cette année, on parle surtout français dans les rues tranquilles, on visite les expositions sans craindre la foule et les hôtels bradent leurs chambres.

Contrairement aux Rencontres d’Arles, annulées cet été, la manifestation a survécu au Covid-19, mais au prix d’une mue forcée

Il faut dire que l’édition 2020 du festival est exceptionnelle à bien des égards. Contrairement aux Rencontres d’Arles, annulées cet été, la manifestation a survécu au Covid-19, mais au prix d’une mue forcée. Pour répondre aux contraintes sanitaires, le nombre d’expositions a été réduit à une vingtaine, réparties dans trois lieux aux circulations encadrées. Les débats et rencontres ont été reportés sur Internet, comme les remises de prix ou les projections nocturnes du Campo Santo, ouvertes sur place à une centaine de personnes au lieu des 3 000 habituelles. La semaine professionnelle, qui réunit les acteurs de la presse internationale, a été purement annulée face à l’impossibilité de voyager. Beaucoup de photographes français, éprouvés par l’arrêt des commandes lié au confinement et les difficultés économiques, ont aussi hésité à faire le déplacement.

Lire le portrait : A Visa pour l’image, Peter Turnley capte les regards derrière les masques

 

Et c’est un drôle de festival fantôme qui se tient à Perpignan, sur un mode moitié réel, moitié virtuel : les lectures de portfolios ont surtout lieu sur écran, entre des éditeurs photo et des reporters situés dans différents lieux du globe, tandis que les expositions ont été rendues accessibles sur le site du festival, gratuitement, sur inscription. « On avait déjà 3 500 abonnés en trois jours », souligne le directeur du festival, Jean-François Leroy, pour qui cette édition particulière « n’est pas un festival au rabais » : « On a des contraintes, mais aussi des innovations qui nous permettent de toucher un public bien plus large. » Le fondateur est « fier d’avoir résisté à la tentation de l’annulation » face à la crise sanitaire et à la défection de sponsors historiques comme le magazine Paris Match ou la firme Canon, qui a réduit sa participation. Le budget de 1,2 million d’euros est resté constant, grâce à l’arrivée de nouveaux partenaires, Google et Orange, et une subvention exceptionnelle du ministère de la culture.

 

Caution involontaire

 

Cette 32e édition est aussi lourde d’incertitudes politiques. Le sort du président du festival, l’ancien ministre de la culture Renaud Donnedieu de Vabres, est suspendu à un futur procès en appel après sa récente condamnation à une peine de prison ferme dans l’affaire de Karachi de 1994. Surtout, la ville de Perpignan a été conquise cet été par Louis Aliot, cadre historique du Rassemblement national, dont l’idéologie est aux antipodes de Visa pour l’image qui, par la voix de son tempétueux directeur, pourfend année après année les régimes autoritaires et populistes et se veut le défenseur des plus fragiles, réfugiés ou migrants.

Des lycéens brandissent la lumière de leurs téléphones lors d’une manifestation contre le gouvernemen, dans le centre-ville de Hongkong, le 22 août 2019.

Face à la victoire de l’extrême droite aux municipales, plusieurs villes avaient offert d’accueillir le festival, mais le fondateur a fait le choix de rester. Au risque de servir de caution involontaire à un parti en quête de respectabilité. Une décision qu’il dit ne pas regretter – pour le moment : « Je n’ai rencontré que quinze minutes le maire, et il a dit qu’il continuerait à soutenir Visa et sa liberté éditoriale. Pour moi, il y a une ligne rouge à ne pas franchir, et je dénoncerai toute tentative de censure. Si je veux continuer à monter comme par le passé une expo sur les difficultés d’accès des femmes à l’avortement, je le ferai, sans changer ou ajouter quoi que ce soit. »

Louis Aliot, qui sait le poids économique et médiatique de Visa, a pris soin d’afficher son soutien inconditionnel au festival

La corde est cependant raide pour Jean-François Leroy, en raison du statut particulier du festival : organisée par sa propre SARL, Images Evidence, pour le compte de l’association Visa pour l’image, la manifestation a une structure particulièrement imbriquée dans les services de la municipalité. Premier financeur public, celle-ci fournit les lieux, le personnel d’entretien et de gardiennage, les chauffeurs. C’est son service de décoration qui encadre et accroche toutes les images.

Lire l’entretien avec Jean-François Leroy (en 2018) : « Une paupérisation du photojournalisme »

 

De son côté, Louis Aliot, qui sait le poids économique et médiatique de Visa, a pris soin d’afficher son soutien inconditionnel au festival, livrant lors de l’inauguration un discours assez surréaliste, où il s’est fait le champion de la liberté d’expression et de la tolérance face aux obscurantismes. On l’a vu aussi, au détour d’une exposition, remettre le prix Rémi-Ochlik de la ville de Perpignan. Du nom du photographe tué en Syrie, en 2012, par les bombes du régime de Bachar Al-Assad, soutenu par le Rassemblement national…

 

Thèmes environnementaux et femmes

 

Les expositions, quant à elles, ont cette année fait la part belle aux thèmes environnementaux, au Covid-19 et aux femmes – qui représentaient huit des dix-sept projets monographiques. C’est d’ailleurs une histoire de femmes qu’a présentée de façon originale et poignante la Française Axelle de Russé, lauréate du prix Pierre et Alexandra Boulat. Tissant des liens durables avec quelques détenues, elle a suivi pendant plus de trois ans leur parcours dedans et dehors, marqué par la violence du retour à la vie civile et les innombrables obstacles sur la route de la réinsertion. Dans des images intimes et intenses, en noir et blanc, elle montre Adeline, Magalie, Laura et Rahmouna, lâchées dans la nature sans aucun accompagnement, désarmées face à l’addiction, la stigmatisation ou la violence de leur milieu. Des histoires où le happy end tient du miracle. « Au départ, je voulais faire quelque chose de positif… Mais je me suis tenue à ce que j’ai vu et ce que j’ai partagé », indique la photographe, qui souligne l’isolement des femmes en prison, bien plus frappées d’opprobre que les hommes, et rarement visitées pendant leur détention.

Nicole Tung a creusé, dans des images subtiles, les liens complexes qui lient et opposent les Hongkongais et les Chinois de métropole

Parmi les travaux remarquables, le projet de la photographe Nicole Tung, qui, à 34 ans, fait figure de vétérane après des années à couvrir le Moyen-Orient, de l’Irak à la Syrie, en passant par les révolutions arabes. Basée à Istanbul mais d’origine hongkongaise, elle est revenue en 2019 dans son pays d’enfance pour suivre les révoltes contre la reprise en main du territoire par la Chine communiste. « C’est l’endroit où j’ai grandi, celui où mes parents ont trouvé refuge après avoir fui la Chine, raconte-t-elle. J’avais 11 ans lors de la rétrocession, mes parents disaient en riant : “Attention, les cocos arrivent !” C’était assez prophétique… J’ai toujours eu ça en tête. En tant que photographe et en tant que personne, je me suis sentie obligée de venir. »

Lire le compte-rendu : Le 32e festival Visa pour l’image prévoit une édition réduite, numérique et féminine

 

Nicole Tung a suivi les affrontements, la créativité et la violence des manifestants – un sujet qui divise sa propre famille. Mais elle a aussi creusé, dans des images subtiles, les liens complexes qui lient et opposent les Hongkongais et les Chinois de métropole. La photographe a quitté Hongkong avant l’épuisement du mouvement, mis à terre par la nouvelle loi sur la sécurité autant que par l’épidémie de Covid-19. « Certains activistes ont quitté le pays, la plupart ont effacé leurs traces sur Internet. Je savais que la bataille était perdue d’avance », explique la jeune femme, qui ne se fait plus beaucoup d’illusions sur le destin des révolutions.

Source: ©Tempête politique et crise sanitaire à Visa pour l’image

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