Sondage d’opinion, voyages… Le lobbying de l’Arabie saoudite à destination des parlementaires

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Afin de redorer son image, le royaume use de différentes stratégies pour se rapprocher des élus.

C’est un drôle d’appel reçu ce printemps
dans des bureaux de députés à l’Assemblée nationale. Au bout du fil, un
interlocuteur francophone travaillant pour Ronin international. Sur son
site Internet, cette société britannique se présente comme un « cabinet
d’études de marché indépendant ». Leur coup de téléphone concerne
l’Arabie saoudite. « Cette étude a pour objectif d’évaluer vos connaissances et votre perception actuelles » du pays, est-il précisé dans un mail envoyé ensuite aux parlementaires. « En
tant que représentant élu, votre point de vue joue un rôle-clé pour
mieux comprendre la perception globale de l’Arabie saoudite (…) et votre
participation serait grandement appréciée »,
est-il ajouté.

L’enquête
est réalisée pour le compte de deux clients : CRIK, un think tank
saoudien, et ComRes, un institut de sondage britannique. « En guise de remerciement », Ronin international propose même « une rétribution de 80 euros »
aux députés. Etonnante pratique à l’égard d’élus de la République. Les
sondés peuvent toutefois opter pour que cette somme soit reversée à une
organisation caritative. Ceux que Le Monde a contactés
affirment avoir refusé de répondre à l’enquête. Interrogée sur cette
pratique, la déontologue de l’Assemblée nationale, Agnès
Roblot-Troizier, reste floue, rappelant juste que les députés ne doivent
pas se mettre en situation de conflit d’iintérêts et sont tenus de
déclarer les dons d’une valeur de plus de 150 euros. Article réservé à nos abonnés Lire aussi Les dockers de la CGT font de la résistance

« Formeurs d’opinion »

La société britannique a également sollicité des journalistes français, notamment certains du Monde. Parmi les questions posées : « Que
devrait faire l’Arabie saoudite pour avoir une image plus positive dans
les affaires mondiales ? » « Sur une échelle de 1 à 10, comment
classez-vous l’Arabie saoudite en matière de droits de l’homme ? »
L’étude
a été réalisée dans plusieurs pays, comme les Etats-Unis, la Hollande,
l’Allemagne et le Canada auprès d’élus et de journalistes donc, mais
aussi d’experts et d’universitaires. Ce que les « sondeurs » de Ronin
International appellent des « formeurs d’opinion ».

Confronté
dans les pays occidentaux à une opinion publique majoritairement
hostile, qui lui reproche ses bombardements au Yémen, ses discriminations à l’égard des femmes et
sa répression des dissidents, le royaume s’est mis en tête de corriger
son image. Il s’appuie, pour cela, sur le programme Vision 2030, le
vaste plan de réformes lancé par le prince héritier Mohamed Ben Salman,
qui ambitionne de diversifier l’économie et de libéraliser la société.
Dans ce contexte, le royaume réalise aussi des actions directement à
l’égard des parlementaires,par l’intermédiaire de son
ambassade. Selon Pierre Conesa, ancien haut fonctionnaire du ministère
de la défense, qui vient d’écrire un rapport sur le lobbying saoudien, « la nomination, en février 2015, de l’ambassadeur Khalid al-Ankary [à Paris] a été le point de départ de cette stratégie de communication plus offensive ».

Dans
son rapport annuel, publié en janvier, la déontologue de l’Assemblée
nationale écrivait qu’entre juin 2017 et fin octobre 2018, le Royaume
d’Arabie saoudite est l’Etat qui a le plus invité de députés sur son
territoire. Quatorze élus du Palais-Bourbon s’y sont rendus sur les
premiers mois de la législature.Sur la même période,
Riyad a invité neuf sénateurs. Entre 2014 et juin 2017, une seule
sénatrice, Nathalie Goulet (Orne), s’y était rendue.

Les
parlementaires sont régulièrement invités par des puissances
étrangères, notamment dans le cadre des groupes d’amitié. Israël est de
loin le pays le plus visité par les députés, mais les séjours sont
majoritairement organisés par des acteurs privés même si ceux-ci servent
parfois aussi les intérêts du pays concerné. Au Sénat, la Chine reste
la principale puissance invitante.

«
Un voyage logé nourri blanchi par les Saoudiens pour montrer à quel
point les droits des femmes sont développés, pour moi c’est de la
corruption ! » cingle la députée LRM de la Manche, Sonia Krimi

« Réalité partielle »

Le programme des voyages orchestrés par Riyad témoigne, lui, des messages que le pays entend faire passer. « Notre objectif est de répondre aux interrogations des parlementaires », précise-t-on à l’ambassade d’Arabie saoudite à Paris où l’on assure que « si on voulait organiser un voyage sur la question des droits de l’homme on pourrait tout à fait le faire ».
Fin juin 2018, plusieurs députées se sont rendues à Riyad, au moment où
l’Arabie saoudite ouvrait aux femmes le droit de passer leur permis de
conduire. « Des élus voulaient s’assurer que le pays changeait réellement, nous leur avons proposé d’aller voir sur place », explique-t-on à l’ambassade.L’invitation a suscité des débats au sein du groupe d’amitié France-Arabie saoudite à l’Assemblée.
« Un voyage logé nourri blanchi par les Saoudiens pour montrer à quel
point les droits des femmes sont développés, pour moi c’est de la
corruption ! »
cingle la députée LRM de la Manche, Sonia Krimi. « Nous avons été libres de notre parole », défend sa collègue Martine Wonner (Bas-Rhin), qui était du voyage. Elle assure avoir pu y aborder la protection de la population civile au Yémen et la question du droit à l’avortement. Article réservé à nos abonnés Lire aussi A l’Assemblée, des élus s’invitent dans le débat miné sur les ventes d’armes à l’Arabie saoudite

En
mai 2018, un autre voyage a suscité des interrogations parmi les
parlementaires : cinq sénateurs et un député se sont rendus, sous
l’égide de l’Arabie saoudite, au Yémen. Là, les Français ont visité un
centre de commandement militaire, mais Riyad a aussi mis l’accent sur
son action humanitaire auprès des Yéménites. Les parlementaires ont été
sensibilisés aux aides prodiguées aux victimes des mines antipersonnel
ainsi qu’aux enfants soldats. « Je savais bien qu’on ne nous
montrerait qu’une réalité partielle mais je préférais mettre un pied au
Yémen que de ne pas m’y rendre du tout »,
assume le député LRM Fabien Gouttefarde, président du groupe d’amitié France-Yémen.

L’ambassade
n’est pas la seule à organiser des voyages. En mai 2018 et en
avril 2019, le think tank CAPmena, dirigé par François-Aissa Touazi –
ancien conseiller de Philippe Douste-Blazy lorsque ce dernier était
ministre des affaires étrangères, entre 2005 et 2007 – a organisé deux
séjours en partenariat avec l’Institut diplomatique Prince Saoud
Al-Faysal. Y ont participé différents acteurs de la société civile comme
des journalistes, des universitaires, d’anciens ambassadeurs, des chefs
d’entreprise, mais aussi deux parlementaires. L’occasion d’échanges
avec des Saoudiens, mais aussi de visiter un centre d’apprentissage de
la conduite automobile réservé aux femmes. « Nous sommes là pour accompagner un pays à se normaliser et promouvoir l’expertise française », insisteM. Touazi. Lui se défend de faire du « lobbying » pour ce pays : « Nous ne sommes pas financés par l’Arabie saoudite. » Le
Royaume prend tout de même en charge les frais sur place et les billets
d’avion de certains participants. Les Saoudiens en ont également
profité pour évoquer le Yémen. Le Monde s’est procuré plusieurs brochures, écrites en français, sur leurs « actions humanitaires » distribuées à cette occasion.

« Ils essaient de nous montrer que la réalité n’est pas seulement celle que nous voyons sur nos écrans en France, poursuit Fabien Gouttefarde. Mais
le problème c’est que juste après notre voyage il y a eu une bavure
militaire : un car transportant des enfants a été visé par un
bombardement. »
Malgré ses efforts pour améliorer son image, l’Arabie saoudite est rattrapée par sa politique intérieure et extérieure.En novembre 2018, l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi
à Istanbul par un commando saoudien a considérablement abîmé son image
au point de refroidir certains parlementaires. A l’Assemblée,
Jean-Baptiste Moreau, président du groupe d’amitié France-Arabie
saoudite, confie avoir mis ses activités en suspens et refusé des
auditions d’interlocuteurs saoudiens. « On n’allait pas faire la promotion et la communication pour le pays dans ce contexte. On n’est pas là pour servir la soupe, assume-t-il. Autant il y a un an et demi c’était possible, autant maintenant c’est différent. »

Manon Rescan

Source:© Sondage d’opinion, voyages… Le lobbying de l’Arabie saoudite à destination des parlementaires

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