FIGAROVOX/TRIBUNE – A l’occasion de la Toussaint, l’historien livre une réflexion de grande ampleur sur la banalisation du vandalisme dans nos cimetières et la multiplication des profanations de tombes.
Normalien, agrégé et docteur en histoire, Pierre Vermeren, universitaire, est l’auteur de nombreux ouvrages salués par la critique. Son nouvel ouvrage, On a cassé la République – 150 ans d’histoire de la nation (Tallandier, 320 p., 19,90€), vient de paraître.
L’ensauvagement d’une partie de la société française a été récemment évoqué par le ministre de l’Intérieur. Il s’agissait de qualifier des actes innommables liés au terrorisme, et plus généralement un contexte général de dé-civilisation, au sens où peut le concevoir une vieille société démocratique apaisée.
La décennie révolutionnaire (1789-1799) a donné lieu à une longue phase de «vandalisme» (terme inventé par l’abbé Grégoire). Des milliers de statues ou monuments religieux de tous types y furent détruits ou dégradés, et des milliers de tombes vidées, saccagées ou profanées (dont la nécropole royale de Saint-Denis): les temps politique nouveaux devaient abolir le passé de la France. Briser et profaner des tombes, ce n’est pas seulement s’en prendre aux morts, c’est reconstruire un nouvel ordre symbolique. Ainsi en fut-il pendant la guerre civile espagnole de sinistre mémoire.
Certains anthropologues et préhistoriens considèrent que l’ensevelissement des corps et les pratiques funéraires ont fait entrer l’homme dans son humanité. L’art et les rites particuliers attachés aux pratiques funéraires sont au fondement de toute civilisation. Dès l’antiquité, qu’ils soient barbares, grecs, romains ou égyptiens, les morts sont ensevelis avec magnificence pour les riches, dignité pour les pauvres. Tous anticipent l’au-delà.
Après avoir sorti les corps des églises, des cryptes et des cimetières d’Ancien régime, pour les entasser dans des fosses ou des catacombes, après avoir vidé les cimetières du centre des villes et du pourtour des églises, la France du XIXe siècle a reconstruit des cimetières et des pratiques funéraires conformes à la nouvelle France: normative, rationnelle, communale, hygiénique, administrée. La loi de laïcité de 1905 accepte que les cimetières soient dotés de croix, y compris sur leur portail: la mort, qui reste profondément ritualisée dans le christianisme, est presque entièrement aux mains du clergé jusqu’aux années 1970 ou 1980. Cela n’empêche pas les non-catholiques de se faire enterrer ou incinérer (pratique autorisée en 1887) à leurs côtés au cimetière communal.
Le pays est-il encore capable d’assurer le repos et la dignité qui sied à la dépouille de nos proches, fût-ce le temps d’une concession funéraire normale en ville (30 ans) ?
Les deux guerres mondiales ont entraîné -après certains errements comme le trafic auquel a donné lieu la récupération des corps des poilus tués à l’ennemi par leurs familles- de créer une véritable économie française de la nécropole militaire, dans laquelle la croix demeure aux côtés du drapeau tricolore l’ancrage symbolique. Le ministère des armées gère aujourd’hui plusieurs centaines de cimetières et nécropoles militaires, en France et à l’étranger: la République marque ainsi sa reconnaissance à ceux qui ont sacrifié leur vie pour la France.
Dans la profonde crise que traverse notre société et notre république, notre pays est-il encore capable d’assurer le repos et la dignité qui sied à la dépouille de nos proches, fût-ce le temps d’une concession funéraire normale en ville (30 ans)? La France possède 40 000 cimetières en activité, un par village, souvent plusieurs dans les villes. 95% font moins de 1,5 hectare: faute de moyens, la plupart d’entre eux ne sont pas gardés, et même dans les grands cimetières, les personnels communaux affectés au gardiennage et aux tâches induites ont été compressés.
Les effets conjoints de ce relâchement communal, ajoutés à ceux d’une déchristianisation accélérée, de l’ensauvagement de la société, et de l’occultation croissante de tout ce qui a trait à la mort, aboutissent à une pression croissante sur les cimetières.
De 2004 à 2011, on relevait en France 165 violations de sépultures par an. Ce chiffre a beaucoup augmenté au cours des années 2010.
De 2004 à 2011, on relevait en France 165 violations de sépultures par an. Avec le passage aux déprédations en série, ainsi que nous allons l’illustrer, ce chiffre a beaucoup augmenté au cours des années 2010. Selon le rapport parlementaire de Claude Bodin consacré à «la politique de prévention et de lutte contre les profanations dans les lieux de culte et les cimetières» (2011), 621 profanations de tout type ont eu lieu dès 2010.
Quand on songe à l’immense émotion populaire, même si elle fut politiquement instrumentalisée, qu’avait entraînée la violation du cimetière juif de Carpentras le 10 mai 1990, et ses conséquences politiques et sociales, on mesure à quel point notre société s’est habituée à la barbarie que représentent les profanations et violations de sépultures. Entre l’élucidation de l’affaire en 1996 -qui a dévoilé l’affiliation néonazie du commando des profanateurs-, et l’horrible profanation de Sarre-Union, le 12 février 2015, dans laquelle près de 300 stèles du cimetière juif furent vandalisées, pas une année sans profanation en vingt ans.
La crémation est le rite funéraire choisi par la majorité des baby-boomers, ce qui n’était pas le cas de leurs parents, ni ne sera celui de leurs enfants
Depuis 2000, plus de 60 000 Français juifs ont quitté leur pays, ce qui est compréhensible, car un pays qui peine à imposer le respect dû à ses morts – qui est, redisons-le, à la source même de notre qualité d’Homme-, n’est guère enviable. Ce n’est évidemment pas la seule cause, mais chacun songe au repos éternel de ceux qu’il aime. Beaucoup de Français croient avoir réglé le problème en optant pour la crémation, rite funéraire choisi par la majorité des baby-boomers, ce qui n’était pas le cas de leurs parents, ni ne sera celui de leurs enfants, si l’on en croit les études d’opinion publiées à chaque Toussaint. Mais comment cette rage exercée contre les morts épargnerait-elle «jardins du souvenirs», «urnes cinéraires» ou «colombariums»?
En dépit des lourdes condamnations prévues au code pénal (articles 225-17, 18 et 18-1) qui répriment «la violation ou la profanation, par quelque moyen que ce soit, de tombeaux, de sépultures, d’urnes cinéraires ou de monuments édifiés à la mémoire des morts», allant de 1 à 5 ans d’emprisonnement, et de 15 000 à 75 000 euros d’amende, l’épidémie progresse.
Qu’on en juge, en une grosse année, d’avril 2018 à août 2019, pour s’en tenir aux faits les plus saillants, relevons: plus de 200 croix du cimetière de Valence d’Albigeois (Tarn) retournées le 26 avril 2018 ; 96 tombes découvertes profanées, marquées à la bombe de croix gammées, au village de Quatzenheim (Bas-Rhin) le 19 février 2019 ; 60 tombes profanées dans un cimetière de Saint-Étienne par deux adolescentes le 7 mai 2019 ; une centaine de tombes de l’un des plus vieux cimetières de Toulouse profanées le 9 juin 2019, avec objets renversés ou brisés ; une centaine de tombes profanées à Cognac en octobre 2019 par un jeune sataniste ; une centaine de tombes profanées au cimetière juif de Westhoffen (Bas-Rhin) en décembre 2019 ; une dizaine de croix en bois arrachées et jetées au sol au cimetière de l’Est à Nice en mai 2020 ; un cimetière vandalisé de tags à caractère raciste et antisémite à Gruissan (Aude) dans la nuit du 12 juillet 2020 ; trois vandalisations successives au cimetière de Lézignan-Corbières (Aude), entre les 14 et 28 juillet 2020, avec objets funéraires volés et tentatives d’effraction sur des caveaux ; 63 tombes vandalisées au cimetière de Lannemezan (Hautes-Pyrénées), avec croix et plaques cassées en août 2020 ; au cimetière de Saveuse (Picardie) quinze sépultures saccagées le 4 août par une femme errante (août 2020).
On aimerait que juifs et chrétiens soient associés autrement que dans de tels actes. La profanation de tombes juives a précédé celle de tombes chrétiennes, mais les deux cheminent désormais de concert.
Les actes « antichrétiens » arrivent au premier rang, essentiellement sous forme de déprédations ou profanations. Ils sont 1052 en 2019, dont plusieurs centaines commis contre des tombes.
Face à l’ampleur du phénomène, le ministère de l’Intérieur compile depuis quelques années les actes antireligieux. Les actes «antichrétiens» arrivent au premier rang, essentiellement sous forme de déprédations ou profanations. Ils sont 1052 en 2019, dont plusieurs centaines sont commis contre des tombes. Le viol du respect dû aux morts est multiforme. Déprédations pour récupérer des métaux, destruction de croix et de plaques, tags racistes ou antisémites, atteintes plus rares aux dépouilles (ou tentatives), la gamme est large et les motivations variées. Si l’on met de côté les vols, quels constats se dégagent?
Dans ces terres de radicalité politique d’extrême-gauche, le caractère anti-chrétiens de certains actes ont été révélé par plusieurs affaires
Seuls 20% des profanateurs étant condamnés -aux deux tiers mineurs-, il faut émettre des hypothèses. Les zones rurales sont les plus exposées, en particulier dans l’ouest, dans le Languedoc ou dans le Sud-Ouest. Dans ces terres de radicalité politique d’extrême-gauche, le caractère anti-chrétiens de certains actes ont été révélé par plusieurs affaires. À l’inverse les profanations de cimetières juifs dans le nord-est sont imputables au radicalisme politique proche du néonazisme. Autour des grandes villes – notamment dans le nord et en Ile-de-France où le vandalisme est dense -, la destruction fréquente de croix dans de nombreux cimetières de banlieue interroge sur ceux qui veulent éradiquer la symbolique chrétienne, mais la qualité de mineurs de la plupart des condamnés interdit au public d’en connaître l’identité et les motivations.
Au demeurant, la transformation des monuments funéraires, dont les symboles chrétiens se raréfient (surtout les plus monumentaux), facilite le travail, car il faut détruire des croix de pierre ou de fer fragilisées par les ans, que personne ne réparera. Enfin, dans cette triste litanie, il faut évoquer l’importation de la sous-culture américaine du satanisme, qui, à travers ses médias et ses films, s’empare d’esprits fragiles dans une jeunesse désarticulée, incitée à fêter Halloween, mais aussi à briser des croix ou à renverser des stèles au clair de lune.
L’État et les élus ne peuvent pas tout. Si l’ensauvagement est une lame de fond, nous n’en avons pas fini. Ils peuvent en revanche prendre conscience que dans le grand affaissement moral qui frappe les Français, l’incertaine destinée de nos défunts dans un tel contexte, et les atteintes délibérées et répétitives à la liberté de croire et de prier que cela traduit, ne sont pas des éléments à prendre à la légère.
Il n’y a ni marche blanche ni cérémonie, car ceux qui subissent de telles douleurs se taisent
Il n’y a ni marche blanche ni cérémonie, car ceux qui subissent de telles douleurs se taisent ; l’irréparable peine des proches des défunts n’est pas moins vive. Il s’agit moins d’un droit de l’homme à proprement parler que de notre condition humaine. Tout ce qui permettrait de sanctuariser les cimetières, par l’éducation ou par la protection, ne peut qu’être une voie et un moyen de consolider les assises de notre République et de notre société.
Source:© Pierre Vermeren: «L’ensauvagement de la société française rattrape nos morts»
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