Celle-ci, impossible de savoir quand je l’ai vue pour la première fois. Peut-être photographiée dans le catalogue de la rétrospective Picasso au Museum of Modern Art de New York (MoMA) en 1980, et c’était alors en noir et blanc – les catalogues n’étaient pas encore imprimés tout entier en couleur. A cette date, l’œuvre appartenait à la collection Ganz, à New York, dispersée depuis.
Elle a été montrée en 1989 au MoMA de nouveau, mais, à l’inverse d’autres Picasso, elle a peu voyagé. Quelle œuvre ? Femme en chemise dans un fauteuil, de l’automne 1913, huile sur toile de dimension moyenne. Les couleurs sont sourdes, les plus intenses étant des nuances de ce que l’on appelle « vieux rose » dans le vocabulaire de la décoration. La femme en chemise est Eva Gouel, l’amie de l’artiste. La toile est une déclaration d’amour.
A une date incertaine, Picasso et Fernande Olivier, sa compagne depuis 1905, rencontrent dans une brasserie du boulevard de Rochechouart, à Paris, le peintre Louis Marcoussis et Eva Gouel, qui se fait alors appeler Marcelle Humbert et vit avec lui depuis 1907. Dès lors, les deux couples se rencontrent assez souvent et semblent s’être rendus ensemble chez Gertrude Stein rue de Fleurus. Ils se voient tant qu’à l’automne 1911 Eva et Picasso sont bien plus que des amis.
Le peintre, qui est installé depuis l’automne 1909 dans un atelier boulevard de Clichy, reloue alors un atelier à la cité d’artistes du Bateau-Lavoir pour y recevoir Eva secrètement. Secret mal protégé : Gertrude Stein se doute vite que la mention « ma jolie » inscrite dans une nature morte, La Table de l’architecte, ne fait pas allusion à Fernande. Laquelle résout la question brutalement : elle quitte Montmartre au printemps 1912 avec le peintre italien Ubaldo Oppi, qui est alors futuriste.
Dès lors, rien ne retient plus Eva et Picasso de partir ensemble dans le Sud, à Céret (Pyrénées-Orientales) d’abord, à Sorgues (Vaucluse) ensuite, puis, de retour à Paris, de changer de rive et de quartier : Montparnasse, boulevard Raspail et, à l’automne 1913, rue Schoelcher. « Marcelle est très gentille et je l’aime beaucoup et je l’écrirai dans mes tableaux », a annoncé Picasso à son marchand Daniel-Henry Kahnweiler, le 12 juin 1912.
Il n’a rien repris de la physionomie de sa compagne, bien qu’il dessine d’elle au même moment un portrait un portrait ressemblant, presque classique
Dans Femme en chemise dans un fauteuil, il ne l’écrit pas, il donne à voir en la peignant – en la peignant selon la manière qui est alors la sienne et qu’elle l’a vu inventer chaque jour. A la fin de 1913, il y a en effet à peu près un an que Picasso et Braque expérimentent ce que l’on nomme « papiers collés », des œuvres dans lesquelles objets et lieux ne sont plus représentés de manière plus ou moins réaliste par la peinture, mais indiqués par plusieurs moyens qui se complètent dans l’esprit du regardeur.
Le plus immédiat est le dessin au fusain sur le papier. Il peut être imitatif – la crosse en spirale d’un violon – ou géométrisé et déformé – un trapèze de guingois pour un verre, un triangle pour un nez. Des découpages prélevés dans les journaux et dans les papiers de décoration qui imitent l’aspect du bois ou du marbre affirment sur le fond blanc le profil d’une bouteille ou la matière dans laquelle est construit le violon – le bois – ou la table de bistrot – le marbre. Les fragments imprimés sont aussi à lire pour ce qu’ils annoncent – une actualité, une publicité, le programme d’un cinéma, le titre d’une chanson comme cette Ma jolie, de Fragson.
Équation visuelle
Il est encore possible d’introduire des mots ou des parties de mots manuscrits, « JOU » pour journal, « Bass » pour la bière, « Bach » pour la musique. Ces différents modes de désignation des êtres et des choses, qui resteraient elliptiques pris séparément, se comprennent quand ils sont associés : l’œuvre fonctionne comme une équation visuelle à résoudre par une suite de déductions. Elles permettent de reconstruire la guitare sur son guéridon, l’homme au chapeau ou tout autre motif.
Il ne s’agit pas, comme on le lit encore parfois, de montrer les choses sous différents angles, mais de les suggérer selon différents moyens mentaux autant que visuels.
A partir de l’hiver 1912-1913, les deux artistes développent cette méthode absolument nouvelle, à laquelle la plupart de leurs contemporains demeurent étrangers, à l’exception de deux poètes, Guillaume Apollinaire et Max Jacob.
Femme en chemise dans un fauteuil est l’extension de cette méthode d’« analyse-synthèse » – la formule est d’Apollinaire – à la toile. Aux vrais collages sur papier succèdent des imitations de collages peints, mais l’idée de suggérer les formes par l’allusion, l’abréviation et la métonymie demeure intacte.
Donc, si on commence par le plus simple, le fauteuil est en plusieurs morceaux, tantôt une surface brun sombre qui indique le dossier, des parties des accoudoirs traitées en trompe-l’œil délibérément imparfait et les franges à torsades en deux sections. Il s’agit donc d’un beau fauteuil bourgeois, à haut dossier, capitonné, vraisemblablement en velours, de style Second Empire.
Pour Eva, c’est moins simple. Pour la recomposer, il est possible de commencer par sa chemise ou par son visage. La chemise froissée aux reflets gris argenté est au centre de la toile. Dès qu’elle est repérée, le nombril l’est aussi : deux petits cercles concentriques. Du nombril, le regard remonte au torse et aux seins longs et pointus, ce que l’on appelle souvent dans la littérature de gare des seins en obus. Si l’œil s’est d’abord fixé sur le triangle presque du même rose que le fauteuil, la ligne blanche verticale qui marque le nez et les deux petits points blancs des yeux suffisent pour marquer l’emplacement du visage.
Les ondulations à diverses nuances de brun et d’ocre figurent la chevelure. Elle descend en courbes le long d’un triangle très aigu, qui apparaît comme le cou sur lequel le visage triangulaire est fiché. A la base de ce triangle, il y a deux hémisphères au centre desquels deux cônes sont plantés, on dirait deux fruits – des pommes ou des pêches – qui auraient conservé un bout de queue. Pourquoi ces fruits ? Parce que c’est une banalité que celle qui compare les seins des femmes à des fruits, habitude qu’Apollinaire parodie parfois. Une fois ces éléments identifiés, les autres se mettent en place d’eux-mêmes : la main qui tient le journal, les cuisses de part et d’autre de la chemise, les genoux ronds et jusqu’aux pieds.
Inséparable de ses expérimentations
La genèse de l’œuvre est passée par des études au crayon et à l’aquarelle. Dans l’une d’elles, il y a une fenêtre ouverte, un ciel traversé de nuages et des fanions, détails que Picasso a supprimés. Dans une autre, le visage est un parallélogramme marqué des signes du nez, des sourcils et de la bouche.
Picasso est allé vers une simplification plus épurée encore. Aussi n’a-t-il rien repris de la physionomie de sa compagne, bien qu’il dessine d’elle au même moment un portrait, au sens où ce mot s’entend d’ordinaire, un portrait ressemblant, presque classique.
Alors pourquoi Eva dans cet état ? Sans doute d’abord parce qu’elle est, pour Picasso, inséparable de ses expérimentations artistiques, qu’elle suit et comprend bien mieux qu’avant elle Fernande Olivier, que l’art finissait par ennuyer. Plus tard, Picasso associe de même Marie-Thérèse Walter et Dora Maar à des manières spécifiques de dessiner et de peindre, qui sont, si l’on peut dire, leurs manières particulières.
Pour Eva, c’est cet état du cubisme, qui n’a plus rien de commun avec ce qu’il était en 1908 ou 1909. Tout est désormais permis, les fragmentations à recomposer, les abréviations à compléter mentalement, les couleurs aussi incongrues que ce vieux rose qui fait irruption dans un monde jusqu’alors à peine coloré de bistres, gris et ocres. Picasso joue avec Eva, qui connaît les règles de ce jeu. Picasso célèbre moins la grâce de la jeune femme – tout en doublant sa poitrine – que leur parfaite entente amoureuse et artistique. Leur bonheur est inscrit dans cette toile et, plus d’un siècle après, il demeure sensible.
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