TRIBUNE – L’habileté de l’islamisme, dans les pays occidentaux, est d’emprunter le langage des droits de l’homme, qui nous intimide et nous leurre, explique le grand sociologue, ancien élève de l’École polytechnique et directeur de recherche au CNRS*.
Dans sa conférence de presse du 25 avril dernier, le président de la
République a parlé de manière très ferme de «gens qui au nom d’une
religion poursuivent un projet politique, celui d’un islam politique qui
veut faire sécession avec notre République» et il a évoqué une
«politique ambitieuse de reconquête républicaine». Or pareille politique
ne paraît guère prendre corps.
» LIRE AUSSI – Philippe d’Iribarne: «Penser l’islam, l’héritage des Lumières face à une contradiction»
Est en cause le fait que sa mise en œuvre se heurte à un obstacle
idéologique redoutable: les moyens qu’emploie ce projet de sécession
sont déguisés en exercice de droits religieux, ce qui les rend
intouchables. Et plus l’action publique est mise au service d’un
prétendu respect de ces droits, plus, de fait, elle favorise le projet
islamique de sécession.
Tout en faisant appel à une grande variété de moyens – telle
l’intimidation des professeurs qui se risqueraient à faire des cours
mettant en cause la vision du monde véhiculée par l’islam -, ce projet
de sécession accorde une place centrale à un strict contrôle des femmes.
Entre en jeu l’imposition d’une image de la «bonne musulmane» qui
refuse de s’intégrer à la société environnante. Conformément aux
préceptes de l’islam, celle qui adhère à cette image refuse d’épouser un
non-musulman (ce que la loi lui interdit en terre d’islam, à
l’exception très récente de la Tunisie). Et elle adopte une tenue
islamique qui proclame aux yeux de tous qu’elle se tient à l’écart d’un
monde présenté comme sinon dépravé du moins indécent et se réserve comme
épouse pour les membres de sa communauté. Au sein du monde musulman,
cette tenue, dont la République islamique d’Iran impose le port et
auquel certaines résistent au prix de la prison et parfois de leur vie,
est un enjeu majeur dans l’affrontement entre le refus des valeurs du
monde occidental et l’adhésion à ces valeurs.
On observe, au sein des pouvoirs
publics, de multiples manifestations de complaisance, voire de soutien,
envers le port de diverses variétés de tenue islamique.
Pour limiter la place d’une telle tenue, la France, a, non sans
hésitation, interdit le port du voile islamique à l’école publique comme
(en principe) celui du niqab et de la burqa dans des lieux publics, et
elle laisse aux entreprises privées une certaine faculté de résister.
Mais on observe simultanément, au sein des pouvoirs publics, de
multiples manifestations de complaisance, voire de soutien, envers le
port de diverses variétés de tenue islamique. Pensons, pour prendre des
événements récents, à l’intervention du Défenseur des droits en faveur
de l’autorisation du burkini dans une piscine publique d’une ville du
Nord, en violation des règles générales régissant les questions
d’hygiène dans les piscines ; à la passivité du maire face à une
offensive collective visant à imposer ce port à Grenoble ; ou encore à
l’hostilité du gouvernement envers le désir manifesté par le Sénat de
prohiber les tenues islamiques chez les mères accompagnant les sorties
scolaires. Pour sa part, le Conseil d’État, naguère hostile à
l’interdiction du voile islamique à l’école, défend aujourd’hui le port
du burkini face aux maires qui y résistent.
Cette protection soutient ceux qui entendent faire peser cette norme sur celles qui voudraient éviter de se mettre à part.
La protection contre les pressions de la société environnante ainsi
accordée à celles qui, par conviction militante où par peur d’être mal
jugées, arborent une tenue islamique, contribuant ainsi à l’ériger en
norme de la «bonne musulmane», aide cette norme à devenir
incontournable. Et, de ce fait, cette protection soutient ceux qui
entendent faire peser cette norme sur celles qui voudraient éviter de se
mettre à part. Lors des auditions auxquelles a procédé la commission
Stasi, chargée de réfléchir sur la place des signes religieux à l’école,
l’interdiction du voile islamique est apparue comme le seul moyen
opératoire de protéger des pressions communautaires celles qui
désiraient résister. Corrélativement, dans les quartiers où les
islamistes font la loi, celles qui souhaitent transgresser la norme de
la «bonne musulmane» voilée sont actuellement abandonnées sans
protection aux pressions communautaires. Certes, elles pourraient
théoriquement demander à la justice de les protéger, mais la pression
sociale auxquelles elles sont soumises est telle que c’est pratiquement
impossible. C’est que, entre le fort et le faible, entre la communauté
qui cherche à imposer son emprise et l’individu qui veut y échapper,
c’est «la liberté qui opprime et la loi qui affranchit», suivant la
célèbre formule de Lacordaire.
Pour comprendre cette complaisance envers le voile islamique, en
dépit du rôle qu’il joue dans le projet de sécession de l’islam
politique, il faut prendre en compte le poids d’un cadre idéologique
venu des États-Unis, désormais influent en France et qui interdit de
reconnaître ce qui se joue dans l’imposition du modèle social de la
«bonne musulmane». Dans la fiction que ce cadre véhicule, il n’existe ni
modèle social, ni pression sociale visant à l’imposer aux
récalcitrantes, ni acteurs travaillant à renforcer et à légitimer cette
pression, ni risque d’ostracisme pour celles qui refusent de s’y
conformer. Il n’est pas question de reconnaître la tenue islamique comme
un élément stratégique d’un ordre social, à la fois expression de cet
ordre et moyen d’assurer son emprise. Dans ce cadre, seuls existent,
hors de tout projet collectif, des individus qui exigent le respect de
leurs droits religieux. Toute action visant à limiter l’emprise d’un
ordre islamique devient une atteinte «islamophobe», voire raciste, à la
liberté de religion.
Les pouvoirs publics ont fait appel à
des considérations sur la laïcité ou la dissimulation du visage dans
l’espace public en évitant de désigner ce qui, concernant spécifiquement
l’islam politique, était réellement en jeu.
Une telle accusation a fleuri à propos de l’interdiction du voile
islamique à l’école ou de la «dissimulation du visage dans l’espace
public». Ces mesures ont été dénoncées comme telles par le Collectif
contre l’islamophobie en France (CCIF), l’Organisation de la coopération
islamique (OCI) et le Comité des droits de l’homme de l’ONU, où les
représentants des pays musulmans tiennent une grande place et qu’ils ont
largement instrumentalisé. Cette idéologie tendant à présenter comme
«islamophobe» toute résistance au projet islamique de sécession a
d’autant plus de poids qu’elle est ainsi portée par des forces
puissantes, alors que les musulmans qui attendent de l’État qu’il les
protège contre les pressions communautaires sont inorganisés et
impuissants à se faire entendre. Elle a acquis une telle crédibilité
que, pour légitimer les lois visant à poser des bornes à l’emprise
islamique, l’État français a dû biaiser. Les pouvoirs publics ont fait
appel à des considérations sur la laïcité ou la dissimulation du visage
dans l’espace public en évitant de désigner ce qui, concernant
spécifiquement l’islam politique, était réellement en jeu.
Une étape essentielle d’une «reconquête républicaine», suivant
l’expression d’Emmanuel Macron, est donc de reconnaître pleinement ce
qui se joue dans le processus d’imposition de la norme de la «bonne
musulmane». Sans cela, il paraît inévitable de continuer à se montrer
complaisant à l’égard des moyens que déploie l’entreprise de sécession
assise sur cette norme, alors même qu’on déplore l’existence de cette
entreprise. Toute une réflexion est à mener en ce sens, au premier chef
avec les musulmans qui désirent résister à l’emprise de l’islam
politique mais qui sont bien mal armés pour ce faire.
Pour avancer, il est nécessaire de clarifier la limite entre ce qui,
dans l’islam, relève réellement de la religion, dans un sens spirituel,
dont le respect s’impose en raison de la liberté de conscience, et ce
qui relève au contraire d’un ordre social qu’il est légitime de
combattre, tant celui-ci est ennemi des valeurs cardinales des sociétés
occidentales: la liberté et au premier chef la liberté de conscience,
que les islamistes réclament à leur profit là où les musulmans sont
minoritaires mais qu’ils rejettent dans les pays où ceux-ci sont
majoritaires – un musulman ne peut s’y convertir librement à une autre
religion -, et l’égalité entre hommes et femmes que cet ordre refuse.
Une telle reconquête ne pourra
prendre corps sans échapper à l’intoxication idéologique qui arrive à
faire croire à beaucoup que la notion d’islam politique n’est qu’un
fantasme d’un Occident « islamophobe ».
Il est nécessaire de bien mettre en lumière et de pleinement
reconnaître que ce qui touche à la place des femmes dans la société,
avec les obligations spécifiques y afférant, notamment en matière de
tenue, relève d’un ordre social, alors que, tant que l’on est dans un
registre proprement religieux (la profession de foi, la prière, le
jeûne, le pèlerinage, l’aumône), les hommes et les femmes sont regardés
comme des semblables et soumis aux mêmes obligations. Un indice
supplémentaire de ce contraste entre le registre proprement religieux et
le registre social est que, tant que l’on est dans le premier registre,
il y a une grande homogénéité du monde musulman, alors que, dans le
registre social, dont celui des normes de «pudeur» et des manières de se
vêtir, l’hétérogénéité du monde musulman, dans l’espace et dans le
temps, est extrême.
Restent à clarifier les conditions d’une mise en œuvre concrète de la
«politique ambitieuse de reconquête républicaine» évoquée par le
président de la République. On a affaire à une grande diversité de
situations. Parfois, la loi paraît constituer le seul moyen d’équilibrer
la pression sociale. Ainsi, pour prendre une question d’actualité,
interdire le port d’une tenue islamique aux mères qui accompagnent les
sorties scolaires paraît être l’unique moyen de permettre à celles qui
vivent dans certains quartiers de s’affranchir, le temps d’une telle
sortie, de l’obligation d’arborer pareille tenue.
Dans d’autres situations, spécialement dans l’entreprise, nulle
interdiction générale ne paraît nécessaire. Il suffit de laisser
s’exercer (au lieu de la combattre) la tendance naturelle de la société
environnante à rappeler à l’ordre ceux et celles qui rechignent à
respecter ses normes. Il est des domaines, tel l’Université, où l’on
peut hésiter entre diverses approches, de règles générales au respect
des décisions de chaque université, voire de chaque professeur. De toute
manière, une telle reconquête ne pourra prendre corps sans échapper à
l’intoxication idéologique qui arrive à faire croire à beaucoup que la
notion d’islam politique n’est qu’un fantasme d’un Occident
«islamophobe».
* Philippe d’Iribarne a bâti une œuvre consacrée à la spécificité
de chaque culture nationale et au système de valeurs de ses citoyens.
Plusieurs de ses ouvrages – «La Logique de l’honneur. Gestion des
entreprises et traditions nationales» (Seuil, 1989) et «L’Étrangeté
française» (Seuil, 2006) – sont des classiques. Il vient de publier
«Islamophobie. Intoxication idéologique» (Albin Michel, 2019, 233 p.,
19 €).
La rédaction vous conseille :
- Politiques, journalistes, intellos: enquête sur les agents d’influence de l’islam
- Philippe d’Iribarne: «Penser l’islam, l’héritage des Lumières face à une contradiction»

Philippe d’Iribarne
Source:© Philippe d’Iribarne : «Contre l’islam politique, les Français attendent plus que des incantations»
Comments are closed.