À propos de : R. Poznanski, Propagandes et persécutions. La Résistance et le « problème juif », 1940-1944, Fayard.

Les Juifs, un problème pour la Résistance
À propos de : R. Poznanski, Propagandes et persécutions. La Résistance et le « problème juif », 1940-1944, Fayard.
, le 23 novembre 2009
On
le sait depuis longtemps : la Résistance n’a guère pris position contre
l’antisémitisme et la persécution des Juifs. Avec courage et liberté
d’esprit, Renée Poznanski a passé au crible les stratégies de discours,
la propagande et la contre-propagande non seulement de la Résistance
mais aussi de la France libre et de la Libération.
L’historiographie de la Résistance a été
renouvelée depuis une vingtaine d’années en même temps que celle sur la
Shoah en France s’est grandement étoffée, à la suite du livre de Michael
Marrus et Robert Paxton Vichy et les Juifs, publié en 1981. L’historienne israélienne Renée Poznanski, auteur déjà d’une somme sur les Juifs de France sous l’Occupation [1],
a eu l’idée passionnante de tenter de confronter les deux domaines,
afin de voir si la Résistance française avait pris position contre
l’antisémitisme et la persécution des Juifs, contre les déportations
mais aussi ce que ses réseaux avaient tenté pour sauver des Juifs. On
sait depuis longtemps que la Résistance française n’a que marginalement
travaillé à sauver les Juifs de France de l’extermination, qu’il n’y eut
pas de plan concerté, ni au niveau national, ni au niveau des réseaux
mais cette étude novatrice, et disons-le, courageuse, étudie dans le
détail les stratégies de discours, la propagande et la contre-propagande
non seulement de la Résistance mais aussi de la France libre (et le
titre de ce volumineux ouvrage de près de 800 pages est en cela
incomplet). À lire l’état de la recherche avant la publication du livre,
tel que le décrit Renée Poznanski dans l’introduction, on a
l’impression que le sujet était presque un tabou. Certes, le Centre de
documentation juive contemporaine à Paris avait organisé en 1981 un
colloque sur la question, durant lequel les résistants venus parler
s’était montrés très défensifs. Certes, à partir des années 1990, les
ouvrages sur les différents réseaux de Résistance interrogeaient
l’attitude face à la persécution, le plus souvent pour conclure que le
réseau n’avait pas placé la question juive au centre de ses
préoccupations et que la presse clandestine et les tracs s’étaient
montrés pour le moins discrets. Il s’agissait alors pour l’auteur de
tout reprendre sur ce sujet difficile, prenant le risque très contrôlé
de rentrer dans une certaine mode de « désacralisation » de la Résistance, ce qui n’était pas du tout l’intention initiale. Malgré une précaution annoncée (« Ce livre ne cherche pas à prendre la mesure de l’antisémitisme à l’intérieur de la Résistance »,
écrit l’auteur), l’un des nombreux propos de cet ouvrage complexe est
de voir comment les codes culturels antisémites de la fin des années 30
qui, on le sait, ont été si prégnants dans de larges secteurs de la
société française, ont ou non influé sur la politique de la Résistance
et de la France libre face à la persécution. « C’est
en se démarquant de l’antisémitisme hitlérien que des militants
d’Action française palabraient en termes clairement antisémites sur le
‘problème juif’ qui se posait à la France (…) D’autres dénonçaient avec
force tout antisémitisme – qu’il soit d’origine nazie ou émane de
l’extrême droite française – tout en s’appuyant sur un code culturel
imprégné des stéréotypes consacrés ou sur des prétendues informations
propagées par cette même extrême-droite… ».
Bref, l’entreprise décrite ici nécessitait de nombreuses précautions et
des preuves : l’ampleur du travail de l’historienne est en soi une
réponse par avance aux critiques qui voudraient l’accuser de légèreté ou
de velléités de démystification. « Revisiter
ainsi d’un œil critique l’héroïsme de l’épopée résistante n’est pas
chose aisée. Il y avait dans la Résistance un souffle extraordinaire (…)
À aucun moment un sentiment d’humilité face à ceux qui ont fait
l’histoire en risquant leur vie ne m’a quittée. Mais il y eut nombre
d’ambiguïtés dans cette épopée ; comment n’y en aurait-il pas eu ?
Les résistants étaient des êtres humains, des hommes et des femmes
façonnés par une culture, héritiers de modes de pensée. Ce n’est pas
faire injure à ceux qui lui ont tout sacrifié que d’étudier, comme une
aventure humaine, la Résistance et ses imperfections ».
La première partie du livre est consacrée aux voix de la France libre, particulièrement les émissions en français de la BBC,
qui, modestes au départ, occupaient à la fin de l’Occupation plusieurs
heures d’antenne. Les animateurs diffusaient tout d’abord, dans les
premiers mois de l’Occupation, une propagande réactive à celle de Vichy,
sans attaquer le maréchal Pétain. S’il y eut quelques évocations de la
question juive, du statut des Juifs d’octobre 1940 et des textes
antisémites qui se multipliaient à l’automne de cette année-là, c’était
de façon fugitive. La France libre s’appliquait surtout à convaincre
qu’elle était portée par de vrais patriotes (toujours accusés par Vichy
d’être des traîtres à la patrie pour avoir quitté le territoire français
en une période difficile). Il s’agissait aussi de montrer que la France
libre n’était pas aux mains des Juifs, n’étaient pas manipulés par les
Juifs (surtout par les Juifs américains). « En
règle générale, lorsque des mesures hostiles – le plus souvent
perpétrées par l’occupant, mais parfois par les hommes de Vichy –
étaient évoquées à l’antenne, les Juifs étaient soit inclus dans une
liste qui les englobait soit oubliés. Il y avait certes une raison
stratégique à cette politique de propagande, qui poussa d’ailleurs de
Gaulle à limiter ses contacts avec le Congrès juif mondial – alors même
qu’il avait eu des rapports très précoces avec Albert Cohen, son délégué
pour l’Europe, et qu’il s’était montré très clairvoyant et très clair
dès l’été 1940 quant au sort des Juifs de France et aussi sur ses
projets futurs de réintégration des Juifs dans la légalité républicaine
sitôt la France libre arrivée au pouvoir en France. Mais l’antisémitisme
de nombreux militants qui avaient rallié Londres très tôt, parfois dès
juin 1940 peut avoir contribué à minorer les critiques sur la politique
d’État contre les Juifs. Jean-Louis Crémieux-Brilhac, lui-même ancien de
la France libre dont il s’est fait l’historien, a confirmé cette
hypothèse à Renée Poznanski. Parmi les militants qui avaient rejoint de
Gaulle, nombreux étaient les anciens de l’Action française ou des Croix
de feu. Certains firent preuve même d’un antisémitisme actif, comme
Pierre Tissier, seul membre du Conseil d’État à avoir rejoint Londres,
et qui publia en anglais en 1942, un livre qui fit scandale. En
condamnant toutefois la politique anti-juive de Vichy, il écrivit des
paragraphes tout imprégnés d’un fort antisémitisme.
Le livre se poursuit par l’étude de la
presse résistante. Là encore, un silence presque total au départ a
régné, pour des raisons similaires à l’attitude de Londres. Pour les
mouvements naissants, qui se consacraient au départ presque uniquement à
une activité de contre-propagande et de publication clandestine,
l’essentiel était d’asseoir sa légitimité face à la politique de
collaboration et, là aussi, le maréchal Pétain fut souvent épargné, pour
de pas s’aliéner une opinion publique assommée par la Débâcle et loin
d’être acquise. Les feuilles clandestines étaient rédigées par des
résistants de la première heure qui venaient d’horizons très différents,
de la gauche communiste à l’extrême droite, et leur souci était de
dénoncer et la collaboration et la barbarie nazie tout en évitant de
porter le flanc aux accusations de division. La pierre d’achoppement
était bien sûr l’attitude face au général de Gaulle alors que les sujets
purement sociaux étaient évités. L’heure n’était pas encore aux grands
projets de rénovation nationale. À de notables exceptions près, la
presse clandestine se montrait, dans ce contexte, très discrète sur le
sort des Juifs, alors que l’application du premier statut obligeait les
administrations française à demander des déclaration d’aryanité à tous
leurs fonctionnaires. La presse communiste certes englobait les Juifs
dans les listes de victimes et bientôt de martyrs, la presse communiste
juive fut certes précoce dans sa dénonciation des persécutions
antisémites, tout en s’appuyant parfois sur une rhétorique
anticapitalistes qui dénonçaient les banquiers juifs, mais les mesures
antisémites de plus en plus radicales faisaient ailleurs l’objet d’un
simple entrefilet. L’Université libre, revue clandestine fondée
en novembre 1940 et qui s’adressait à un public d’intellectuels, dénonça
clairement le statut des Juifs mais elle était rédigée par deux
intellectuels juifs, Georges Politzer et Jacques Solomon. Les ambiguïtés
héritées des années 1930 apparaissaient cependant dans la dénonciation
de la « finance, juive ou non » jusque dans des journaux comme Franc-Tireur et Libération. Les Cahiers du Témoignage Chrétien,
publiés à partir de novembre 1941 étaient alors des exceptions
particulièrement notables, qui prenaient des positions très claires de
dénonciation de l’antisémitisme.
Le silence pesant commença à être brisé,
certes timidement, au printemps 1942, avec les premières déportations.
Les feuilles de la Résistance pourtant ne pouvaient pas être accusées de
manquer d’informations sur le sort des Juifs, surtout des Juifs de
France : les organisations juives s’activaient à rassembler des données,
y compris sur l’opinion des Juifs face à l’étau législatif qui se
resserrait rapidement sur eux. Une commission du Consistoire avait cette
fonction (qui était en contact particulièrement avec certains
dirigeants catholiques). Renée Poznanski scrute aussi les échanges entre
les différents mouvements de Résistance quant au « problème juif »,
dont l’existence ne faisait pas de doute pour de nombreux mouvements,
même s’ils refusaient en masse l’antisémitisme nazi et s’ils voyaient
des « solutions »
très différentes à celui-ci. Elle scrute aussi les réactions de
l’opinion publique française – souvent à travers les journaux intimes de
la période – à la fois à la propagande allemande et à celle de Vichy,
et aux écrits de la Résistance. Cet échange complexe, ce champ de forces
toujours mouvant, est en réalité au cœur de l’ouvrage.
L’accélération de la persécution, en juin
et juillet 1942, provoqua un choc dans l’opinion : l’imposition du port
de l’étoile en zone occupée, puis la rafle du Vel’ d’Hiv’, les rafles en
province, la livraison aux Allemands des Juifs étrangers internés dans
les camps français et les déportation de masse soulevèrent des
protestations unanimes, aussi bien à la BBC que dans la presse clandestine. Celle-ci rapporta largement le contenu des lettres pastorales de Mgr Suard et de Mgr Saliège. Les émissions en français de la BBC
relayèrent aussi largement l’indignation face aux déportations de
familles entières mais la confusion sémantique s’installa rapidement à
nouveau : les Juifs étaient mentionnés fréquemment à l’antenne –
peut-être aussi parce que les directives officielles britanniques le
permettaient et même le demandaient – mais les Juifs de France étaient à
nouveau intégrés dans une liste de victimes, dont les requis du STO, eux aussi « déportés en Allemagne ».
Par contre, les informations sur la Shoah à l’Est était bien plus
claires : à partir de l’automne 1942, les journalistes ne faisaient plus
mystère que la destination des déportés juifs était la mort et la
réalité des massacres était énoncée presque au jour le jour, comme
c’était le cas dans la presse anglo-saxonne, même si ces informations ne
faisaient pas les gros titres [2].
La lecture de l’ouvrage demande par moment
une certaine attention, tant les analyses de textes sont détaillées,
parfois exhaustives, mais il serait dommage de s’arrêter avant la
dernière page. En effet, la dernière partie est tout aussi novatrice,
qui interroge les silences de la France résistante, celle qui est
arrivée au pouvoir avec le général de Gaulle, à la période de la
Libération. Car, explique Renée Poznanski, le silence sur la persécution
des Juifs et la Shoah se poursuivit. Elle décrit les freins mis à la
réintégration des Juifs dans la nation, les différentes initiatives pour
freiner ou limiter l’ampleur des restitutions, signes selon elles, de
la mauvaise volonté de segments de la société française à « renationaliser »
les Juifs. Il y eut certes des manifestations antisémites après la
libération, sous couvert de groupements de propriétaires de biens
aryanisés ou de locataires installés dans des appartements dont les
Juifs avaient été expulsés. Mais elles furent tout de même limitées et
les pouvoirs publics luttèrent contre les associations de bénéficiaires
de l’aryanisation. Somme toute, les restitutions ont pu avoir lieu en
France, largement grâce à l’influence de quelques hommes, dont René
Cassin. Les administrations françaises furent d’ailleurs tout aussi « légalistes »
après la Libération qu’elles l’avaient été sous Vichy et appliquèrent
les ordonnances de restitution, certes tardivement promulguées, avec
autant de zèle qu’elles avaient appliqué celles privant les Juifs de
leurs droits. Mais ce silence sur la Shoah de la presse française,
largement issue de la Résistance, on le sait – de centaines de feuilles
locales qui avaient continué à paraître sous l’Occupation furent
interdites et les journaux clandestins se transformèrent en publications
légales – ce silence est une vraie question. Didier Epelbaum, dans un
livre récent cité par Renée Poznanski [3],
a passé en revue la presse française de la Libération, en marquant bien
la césure d’avril-mai 1945, avec les révélations dues à l’ouverture des
camps de concentration et aux premiers témoignages directs de
survivants. Poznanski confirme la thèse d’Epelbaum quant au silence sur
la Shoah, alors que la déportation de la Résistance était mise au centre
des représentations et que les camps de concentration rentraient
brutalement dans la conscience occidentale. Elle a de plus lu la presse
juive et les archives du Conseil représentatif des institutions juives (CRIF), créé dans la clandestinité, ainsi que celles du Centre de documentation juive contemporaine (CDJC)
qui commençait dès ce moment-là à rassembler les documents sur le
génocide et à les étudier. Les voix juives avaient conscience de la
singularité de la déportation raciale, du nombre infime des survivants
mais elles n’osèrent s’exprimer que dans les organes communautaires,
communistes ou non. Epelbaum avait montré que peu de voix non-juives
avaient pu parler mais qu’il s’agissait de voix significatives, celles
de Sartre, Camus et Mauriac, etc. Renée Poznanski est encore plus
radicale dans le récit de la libération, réfutant aussi l’idée que les
Juifs eux-mêmes n’avaient pas voulu voir leur martyre exposé à l’opinion
publique non-juive, trop occupés qu’ils auraient été à leur
réintégration dans la Nation et à gommer toute trace de singularité. « Certes,
l’antifascisme triomphant leur offrait une bannière politique à
laquelle les Juifs, et notamment ceux qui s’identifiaient aux partis de
gauche, pouvaient se rallier », écrit Renée Poznanski en conclusion de son livre ô combien stimulant. Et elle continue : « Certes,
enfin, dans les années de l’immédiat après-guerre, les organisations
juives centrèrent leurs efforts sur la restauration de la communauté et
ne bataillèrent pas pour imposer leur perception de l’extermination des
Juifs de la société française. Doit-on en conclure qu’elles s’étaient
portées volontaires pour contribuer à installer l’occultation ? Une mémoire juive de la guerre existait en France ;
elle était simplement étouffée par une mémoire hégémonique qui la
reléguait aux marges de la société et l’obligeait à se réfugier dans les
seules instances communautaires, ou dans le secret des familles ».
par
Jean-Marc Dreyfus, le 23 novembre 2009
Recensé : Renée Poznanski, Propagandes et persécutions. La Résistance et le « problème juif », 1940-1944, Paris, Fayard, 2008, ISBN 978-2-213-63570-5. 785 p., 34 euros
Source: ©Les Juifs, un problème pour la Résistance – La Vie des idées
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