VU D’AILLEURS – À peine les Émirats arabes unis ont-ils reconnu officiellement l’État d’Israël que des projets communs voient le jour : connexions téléphoniques, vols directs, vaccin contre le coronavirus. Il s’agit d’une toute nouvelle amitié mais aussi, de part et d’autre, de contrats dont le montant se chiffre en millions.
Par Christine Kensche (Die Welt)
Un certain jeudi, il y a sept ans de cela, Alex Peterfreund montait à bord d’un avion à destination de Dubaï. Il ne put s’empêcher de se demander s’il n’était pas en train de commettre la plus grande erreur de sa vie. Diamantaire à Anvers, il avait l’intention de monter une nouvelle affaire dans les Émirats arabes unis. Peterfreund étant de confession juive, sa famille, qui vit en Belgique et en Israël, s’inquiétait pour sa sécurité. Lui-même craignait de se retrouver isolé au milieu d’un désert. « Je m’imaginais être le seul Juif parmi les Arabes », dit-il.
Une de ses connaissances lui avait glissé le numéro de téléphone d’un juif d’Afrique du Sud installé à Dubaï. « Dès l’atterrissage, j’ai composé son numéro. Et le lendemain, je récitais le kiddouch, la bénédiction juive, en prenant mon premier repas de shabbat à Dubaï. » Depuis, il rend visite à son nouvel ami tous les samedis pour prier ensemble dans son salon.
L’entrée sur le territoire des EAU était interdite aux personnes de nationalité israélienne. Cependant, comme Peterfreund put le constater, un petit nombre d’Israéliens juifs munis d’un second passeport, ou des juifs d’autres pays travaillaient à Dubaï. Ils furent bientôt dix adultes à se retrouver, constituant ainsi le quorum nécessaire pour la lecture communautaire de la Torah et purent enfin célébrer un véritable office.
« C’était là le premier miracle », se réjouit Alex Peterfreund, officiant dans cette petite communauté juive qui, entre-temps, compte quelques centaines de fidèles. Or, voilà qu’un second « miracle » vient de se produire : les Émirats arabes unis et Israël ont décidé d’établir des relations diplomatiques officielles.
Les Émirats ont brisé un tabou
Les Émirats sont seulement le troisième pays arabe après l’Égypte et la Jordanie à reconnaître officiellement l’État hébreu. Lorsque ce communiqué historique de dernière minute surgit sur l’écran de son portable, c’est à Shimon Peres qu’il a tout de suite pensé, affirme-t-il. Quel dommage que l’ancien président et premier ministre israélien ne puisse vivre ce moment ! Lui qui rêvait d’un « nouveau Moyen-Orient » où l’État hébreu serait accepté par ses voisins arabes. Par la suite, son téléphone n’a pas cessé de sonner.
Le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou a personnellement appelé la communauté juive de Dubaï pour lui annoncer sa visite. Les représentants du gouvernement des EAU ont publié sur les réseaux sociaux et dans les journaux quotidiens israéliens des messages de bienvenue en hébreu. Paradoxe de la situation actuelle, Reuven Rivlin, le président de l’État d’Israël, a invité Mohammed ben Zayed Al-Nahyane, le prince héritier de l’émirat d’Abu Dhabi à se rendre en Israël – au moment même où des Palestiniens furieux brûlent des portraits du cheikh.
Ceux-ci se sentent trahis par leurs frères arabes. La Ligue arabe n’avait-elle pas pour principe, jusqu’à maintenant, de refuser la normalisation des relations avec l’État hébreu aussi longtemps qu’Israël ne reconnaîtrait pas un État palestinien avec Jérusalem pour capitale ? Les Émirats ont brisé un tabou.
Pour nous, les Émirats, si longtemps inaccessibles, représentent une destination de voyage exotique
Uri Sirkis, PDG d’Israir Airlines
Israël et les Émirats ont annoncé vouloir établir dès que possible des liaisons pour faciliter les voyages entre les deux pays. Nétanyahou a l’intention de négocier avec l’Arabie saoudite afin qu’elle ouvre son espace aérien aux avions israéliens. « Nous pourrions alors rejoindre Dubaï en trois heures seulement », précise Uri Sirkis, le PDG d’Israir Airlines, pendant israélien de l’important tour-opérateur allemand TUI. Son téléphone ne connaît également plus de répit.
Les hôteliers émiratis veulent entamer des relations d’affaires avec lui. Et sa clientèle israélienne envisage déjà de passer les vacances de Hanoucca dans un luxueux complexe hôtelier arabe. « Pour nous, les Émirats, si longtemps inaccessibles, représentent une destination de voyage exotique », s’emballe Sirkis. Il est persuadé que l’État arabe riverain du golfe Persique pourrait bientôt détrôner la Thaïlande comme destination de vacances préférée des Israéliens.
Les médias israéliens évoquent déjà un « âge d’or ». Le tourisme n’est pas le seul secteur qui devrait très prochainement tirer profit d’investissements arabes. Car cela fait longtemps qu’Israël et les EAU travaillent ensemble en coulisses. Leur ennemi commun, l’Iran, a accéléré leur rapprochement, et les services secrets ont échangé des renseignements sur le programme nucléaire du régime chiite.
Des entreprises israéliennes font office de consultants pour des Arabes sunnites du Golfe, par exemple dans les domaines de la cybersécurité, d’initiatives agricoles innovantes et de la santé. Des économistes estiment le volume d’échanges israélo-émiratis à environ 720 millions de dollars par an. Maintenant que les obstacles pourront être surmontés grâce à ce premier accord diplomatique avec un État du Golfe, cette somme pourrait s’accroître considérablement.
« Des demandes venant des pays du Golfe nous parviennent depuis déjà deux ans », déclare Gadi Nir. Physiothérapeute, il a fondé la start-up Bo & Bo qui fabrique des appareils de thérapie à capteurs de mouvement. Une entreprise de Dubaï qui commercialise des dispositifs médicaux l’a contacté sur la plateforme LinkedIn. « Ils souhaitaient faire appel à nos services, mais jusqu’à maintenant c’était bien trop compliqué. » Les produits « made in Israël » étaient interdits aux Émirats.
Jusqu’ici, lorsque la production était destinée à un pays du Golfe, les entreprises devaient la délocaliser aux États-Unis, en Europe ou à Hong Kong pour effacer les traces de sa provenance israélienne. « Nous ne sommes qu’une petite start-up, et nous ne pouvions pas faire face à ces coûts supplémentaires », observe Nir. Mais aujourd’hui, on sabre le champagne dans son bureau. Car cette semaine, Bo & Bo a conclu avec Dubaï un contrat d’une valeur d’un million de dollars.
Des contrats à la chaîne
Deux semaines à peine après l’annonce de l’accord entre Israël et les EAU, les contrats se multiplient. Comment l’expliquer ? Il se trouve que les entreprises des deux côtés entretenaient en secret des liens depuis longtemps. Par exemple, il est aujourd’hui question d’allier ses forces pour élaborer un vaccin contre le coronavirus, ouvrir des écoles de langues et travailler à la végétalisation du désert. Arieli Capital, une société d’investissement qui a établi un centre d’innovation agricole dans le désert du Néguev est déjà en pourparlers avec des représentants émiratis depuis plusieurs mois. Jusqu’à maintenant, les deux parties se rencontraient en Europe. Désormais, les spécialistes du Golfe ont l’intention de se rendre en Israël. Ils veulent comprendre comment Israël cultive les fraises, les myrtilles et les tomates avec si peu d’eau dans la région du Néguev.
Jusqu’à maintenant, les sites d’informations israéliens en ligne étaient bloqués sur le territoire des EAU – tout comme les liaisons téléphoniques
Le responsable du programme, Or Haviv, a déjà pu observer des différences de mentalité. « Nous, les Israéliens, nous n’hésitons pas à claironner aux quatre vents les projets communs avant même que l’encre au bas des contrats ait eu le temps de sécher. Quant à nos partenaires, ils sont également curieux et souhaitent nous rendre visite, mais ils préfèrent ne pas en parler ouvertement. » Dans la même veine, des demandes d’entretiens de la part de ce journal adressées à des entreprises émiraties sont restées lettre morte.
Alex Peterfreund, le co-initiateur de la communauté juive établie à Dubaï, suit l’actualité dans les médias israéliens. Cela aussi, c’est nouveau. Jusqu’à maintenant, les sites d’informations israéliens en ligne étaient bloqués sur le territoire des EAU – tout comme les liaisons téléphoniques. S’il composait le +972 pour Israël, un message enregistré en arabe et en anglais l’informait que « le numéro demandé n’est pas attribué ». Depuis dimanche dernier, il obtient une tonalité.
Il assure aux Israéliens qui désirent lui rendre visite qu’ils n’ont pas à avoir peur. « En tant que juif à Dubaï, je me sens bien plus en sécurité qu’à Bruxelles, Berlin ou Paris », affirme Peterfreund. La synagogue de sa congrégation n’est pas surveillée. « Ce n’est pas la peine ici. » La nuit où fut annoncé l’accord officialisant les relations entre Israël et les EAU, il n’a pas pu trouver le sommeil. Alors, il a écrit à son ami sud-africain avec qui furent jetées autrefois les bases de la communauté juive des Émirats. « Peux-tu t’imaginer que dans cinq ans, nous pourrions compter 20.000 membres ? » Et lui de répondre : « C’est sûr que depuis le dernier rang dans la synagogue, nous rirons bien à l’idée que nous étions deux à prier dans mon salon. »
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