
GRAND ENTRETIEN – Le sociologue décrit les causes de l’engouement d’une partie de la jeunesse pour l’écologie, que le score à deux chiffres de la liste Jadot aux européennes vient de vérifier.
GRAND ENTRETIEN – Le sociologue décrit les
causes de l’engouement d’une partie de la jeunesse pour l’écologie, que
le score à deux chiffres de la liste Jadot aux européennes vient de
vérifier.
LE FIGARO. – En dehors des aspects politiques, quels sont, selon
vous, les éléments marquants des dernières élections européennes?
Jean-Pierre LE GOFF. – Sans prétendre à l’exhaustivité, l’importance prise par l’écologie
et les différences culturelles entre les générations sont importantes à
prendre en considération. Ces deux phénomènes ne renvoient pas
seulement à des fractures sociales et territoriales, mais ils me
paraissent symptomatiques d’un glissement de terrain civilisationnel en
lien avec un bouleversement du tissu éducatif qui ne date pas
d’aujourd’hui.
L’importance des thèmes écologistes dans le débat politique ne manifeste-t-elle pas une prise de conscience salutaire?
L’écologie comme telle n’appartient pas à un camp et cette prise de
conscience ne concerne pas seulement les politiques mais l’ensemble des
citoyens. Elle se rapporte à un ensemble de problèmes qu’on ne peut
ignorer: réchauffement climatique, biodiversité, énergies, gestion des déchets,
production agricole… Toute la question est de savoir comment on analyse
ces questions et les réponses qu’on entend leur donner. Mais la
référence globale à l’écologie donne lieu à des discours démagogiques et
idéologiques qui s’intègrent à un nouvel «air du temps» problématique.
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Comment le discours écologiste s’inscrit-il dans les différences entre les générations et ce nouvel «air du temps»?
La conjugaison du jeunisme et du discours écologiste est manifeste à travers la figure emblématique de Greta Thunberg qui donne des leçons au monde entier et appelle les lycéens à faire grève pour le climat chaque vendredi. Sentimentalisme et victimisation sont poussés au plus haut point quand cette jeune fille fond en larmes au Parlement européen de Strasbourg. Face à cette «image poignante», comment les adultes et les politiques n’auraient-ils pas eu envie de la consoler?
Cette jeune «messagère» porte un regard sombre sur le monde qui fait
froid dans le dos. Son texte «Rejoignez-nous» est typique d’une vision
du monde binaire en «noir ou blanc» où la peur et les bons sentiments
délimitent d’emblée le bon camp. Le manichéisme règne en maître au sein
de la culture adolescente et plus largement.
On assiste à un brouillage des
classes d’âge et des rôles quand les jeunes donnent des leçons aux
adultes en matière de bons comportements
Le plus étonnant est la façon dont nombre d’adultes, de journalistes
et de politiques ont salué cet apolitisme moralisant comme un modèle de
citoyenneté ou une nouvelle avant-garde destinée à «changer le monde» et
«à prendre notre destin en main». À l’heure du jeunisme triomphant, la
peur d’apparaître comme un «réac» ou un vieux «c…» a sans doute joué un
rôle dans ces prises de position.
Mais, plus fondamentalement, on assiste à un brouillage des classes
d’âge et des rôles quand les jeunes donnent des leçons aux adultes en
matière de bons comportements. Par un jeu de miroirs infantilisant, les
adultes et les militants écologistes applaudissent en fait un modèle
d’écocitoyenneté qu’ils ont eux-mêmes inculqué aux nouvelles
générations. Ces dernières le renvoient comme un boomerang en accusant
les adultes de ne jamais en faire assez et d’être les victimes de leur
inaction. Les responsables politiques imbus d’écologie ont beau leur
répéter qu’ils sont de leur côté, ils récoltent les fruits du jeunisme,
d’une vision éco-idéologique du monde et d’un type de comportement
qu’ils ont semés et encouragés depuis des années.
Comment caractériseriez-vous cette vision «éco-idéologique» du monde?
Il faut faire la part des choses entre les problèmes écologiques réels et les discours qui leur donnent une signification et une portée qui ne vont pas de soi.
Les idéologues et les militants mélangent aisément les deux registres
en s’appuyant sur les premiers pour légitimer leurs conceptions et leurs
alternatives présentées comme des évidences, avec un chantage constant:
«N’importe comment nous n’avons pas le choix, la survie de la planète
est en jeu…» À partir de là, on peut vous présenter la décroissance,
l’arrêt du nucléaire, l’implantation massive des éoliennes ou
encore la présence du loup et des ours dans les zones d’élevage… comme
des nécessités impératives liées peu ou prou à la sauvegarde de la
planète.
L’éco-idéologie renforce en même temps la vision noire et
pénitentielle de notre propre histoire occidentale qui serait
responsable de tous les maux écologiques, oubliant au passage le fait
que le développement de la production, de la science et de la technique
ont permis la fin du paupérisme et le progrès social. En contrepoint à
cette vision noire, l’utopie d’une humanité réconciliée avec elle-même
est réinvestie et naturalisée dans l’écologie: la sauvegarde de la
planète devient le nouveau principe unificateur d’un monde fraternel et
pacifié qui, les défis écologiques aidant, ferait fi des frontières, des
différences entre les nations et les civilisations, mettrait fin aux
contradictions et aux conflits.
Depuis ses origines, l’écologie politique s’intègre au gauchisme culturel et ne l’a pas vraiment quitté
En s’érigeant comme les représentants attitrés des intérêts
supérieurs de la planète et les éveilleurs de conscience d’une humanité
en péril, nombre d’écologistes se placent d’emblée dans le camp du Bien.
Ce sont des prophètes et des moralistes d’un nouveau genre qui
annoncent l’Apocalypse pour faire prévaloir leurs idées et faire le bien
des êtres humains malgré eux. Depuis ses origines, l’écologie politique
s’intègre au gauchisme culturel et ne l’a pas vraiment quitté. Elle
prône un «changement radical des mentalités» en insistant sur
l’éducation des jeunes générations, la «pédagogie» militante et la
communication. Ces «faux gentils» s’inscrivent pleinement dans le
«politiquement correct» avec son lot de dénonciation des opposants
qualifiés facilement de beaufs ou de ringards. Les «gilets jaunes» qui occupaient les ronds-points
avaient répondu, à leur façon, par un slogan qui montre le fossé
existant avec les réalités quotidiennes d’une grande partie de la
population: «Les élites parlent de fin du monde, quand nous parlons de
fin de mois.»
En quoi l’écologie est-elle, selon vous, symptomatique d’un «glissement civilisationnel»?
Par-delà l’idéologie, l’écologie prend en compte de nouvelles
aspirations, interroge de façon critique notre modernité et pose des
questions de civilisation qui s’intègrent au débat démocratique. Mais
encore s’agit-il de savoir à quoi l’on tient dans l’héritage culturel
qui nous a été transmis tant bien que mal à travers les générations.
Parler, par exemple, de «démesure», de «désillusions» ou de «dégâts» du
progrès est une chose, remettre en cause l’idée même du progrès en est
une autre.
Le changement opéré n’a rien d’anodin ou de secondaire ; il est
d’ordre historique et anthropologique. À l’idée d’une histoire en marche
vers toujours plus de progrès et d’émancipation dans laquelle
s’inscrivaient les acteurs sociaux et politiques, s’est substitué un
compte à rebours vers la catastrophe à moins qu’un «réveil des
consciences» n’ait lieu.
Ce cocktail religieux à base d’écologie s’est diffusé en douceur dans la société sur fond de déculturation historique
Une conception du rapport de l’homme à la nature propre à notre
culture occidentale est mise en question. Dans ce cadre, l’expression du
philosophe René Descartes «maîtres et possesseurs de la nature» tient
lieu de paradigme. Mais c’est aussi le projet d’émancipation des
Lumières basé sur l’exercice de la raison et l’idée de progrès qui peut
être interprété comme l’affirmation présomptueuse de la supériorité de
l’homme sur la nature.
À la limite, l’histoire – en tant qu’elle est porteuse d’un univers
de significations et demeure l’œuvre des hommes -, peut être englobée et
dissoute dans un évolutionnisme naturel et cosmologique. Cette
dissolution s’accompagne d’une reconsidération de la place et du statut
de l’homme dans l’univers dans un sens qui relativise l’idée de sa
spécificité irréductible et de son éminente dignité. L’être humain est
alors considéré avant tout comme une espèce parmi d’autres, voire comme
un élément d’un grand tout relié à la longue chaîne des êtres vivants,
de la nature et de la matière. Dans ce cadre de pensée, le dalaï-lama avec sa bienveillance et son sourire déconcertant n’est jamais loin.
Peut-on parler d’une «religion écologique»?
L’écologie présente les traits d’une nouvelle «religion séculière» – pour reprendre le concept de Raymond Aron –
quand elle s’érige en une explication globale du monde qui détiendrait
les nouvelles clés de l’histoire et du salut de l’humanité, quand elle
fixe la hiérarchie des valeurs et des bons comportements.
Son aspect religieux ne se limite pas cependant à ces
caractéristiques dogmatiques et sectaires. Sous une forme plus douce et
aseptisée, elle participe des nouvelles formes de spiritualités diffuses
qui se sont répandues dans les sociétés démocratiques déchristianisées
et en crise d’identité. L’appel écologiste au «changement d’imaginaire»
peut s’accompagner d’une référence à un «divin» naturel qui, passant
outre l’héritage juif et chrétien, retrouve un paganisme revisité à
l’aune de l’écologie. On y trouve souvent un curieux mélange entre les
spiritualités asiatiques et celles des peuples premiers considérés comme
des écologistes avant l’heure, sans oublier les références à
l’encyclique sur l’écologie du pape François
et aux évangiles réduits à l’expression des bons sentiments. Ce
cocktail religieux à base d’écologie s’est diffusé en douceur dans la
société sur fond de déculturation historique.
Qu’on le veuille ou non, l’écologie est devenue l’un des vecteurs d’une «révolution culturelle» qui ne dit pas son nom
Beaucoup vous diront au contraire que ces aspects sont
caricaturaux et minoritaires et n’enlèvent rien à la réalité des défis
écologique…
Certes, mais il importe de savoir avec quelles idées on aborde ces
défis et passer sous silence leurs aspects problématiques, c’est flirter
avec l’éco-idéologie et ses prophètes du malheur. Qu’on le veuille ou
non, l’écologie est devenue l’un des vecteurs d’une «révolution
culturelle» qui ne dit pas son nom. Poussée jusqu’au bout, celle-ci
aboutit à remettre en cause des acquis de la culture européenne, ceux
des Lumières comme ceux des religions juive et chrétienne pour qui la
dignité de l’homme est première dans l’ordre de la création, qui donnent
une importance primordiale à la relation avec autrui et s’enracinent
dans l’histoire.
Ce courant radical ne représente pas l’ensemble des écologistes, mais
des messages sont désormais répétés à satiété dans les médias, dans de
nombreux films et dans toute une littérature pour les petits et les
grands: «Nous allons vers la catastrophe! Réveillez-vous!», «Changez
radicalement vos façons de penser et vos comportements!», «Nous sommes
les enfants du big bang et des étoiles», «Nous sommes une espèce parmi
d’autres»…
Il s’agit de savoir quelle culture nous voulons transmettre aux nouvelles générations
L’écologie ne se réduit pas à ces conceptions, mais cette petite
musique se répand dans les démocraties qui ont du mal à faire valoir
leur héritage et à se réinsérer dans l’histoire.
Faire du surf sur de telles idées dans une optique opportuniste et
électoraliste, c’est entretenir la confusion et renforcer les fractures
sociales et culturelles qui minent le pays. Il ne s’agit pas seulement
de savoir dans quel état nous laisserons la planète à nos enfants, mais
quelle culture nous voulons transmettre aux nouvelles générations.
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Vincent Tremolet de Villers
Source:© Jean-Pierre Le Goff: «L’écologie se nourrit du fantasme d’un monde uni et pacifié»
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