TRIBUNE. Pour affranchir la justice du soupçon de dépendance vis-à-vis du pouvoir politique, les magistrats François Molins et Jean-Louis Nadal estiment, dans une tribune au « Monde », qu’il faut revoir le statut du ministère public et jugent « insuffisante » l’ambition du garde des sceaux en ce domaine.
Tribune. Le 3 juillet 2017, le président de la République a affirmé devant le Congrès son souhait que soit accomplie « la séparation de l’exécutif et du judiciaire, en renforçant le rôle du Conseil supérieur de la magistrature [CSM], et en limitant l’intervention de l’exécutif dans les nominations des magistrats du parquet ». L’idée de cette réforme du statut du ministère public est née en 1995, à la suite des travaux sur la réforme de la justice présidée par le magistrat Pierre Truche (1929-2020).
Vingt-cinq ans après, celle-ci n’a toujours pas vu le jour et la réticence du pouvoir politique à la mener à terme interroge sur ses véritables intentions alors que l’autorité judiciaire, objet de fortes critiques, est fragilisée, et que son indépendance est régulièrement mise en cause.
Aussi, la réforme du statut du parquet est aujourd’hui devenue une urgence autant qu’une nécessité. La noblesse et l’exigence des fonctions de poursuivre et de juger soumettent les magistrats à des devoirs et à des exigences particulièrement fortes en termes d’impartialité et d’indépendance.
Dimension éthique de la profession
Dans l’exercice professionnel d’un magistrat, qu’il appartienne au siège ou au parquet, l’indépendance a toujours une double dimension. Une dimension personnelle tout d’abord. Même si on imagine toutes les garanties possibles, notamment sur le plan statutaire, l’indépendance du magistrat passe toujours par un exercice personnel quotidien : il est du devoir de celui-ci d’être lucide dans son exercice professionnel, de savoir identifier ses éventuelles dépendances pour les dépasser, et ses faiblesses pour les surmonter.
Le magistrat ne doit jamais sacrifier ce qui fonde et justifie son action, la dimension éthique de sa profession, ses exigences déontologiques d’indépendance, d’intégrité, de probité, de loyauté, d’impartialité et de délicatesse.
Ces dernières années, l’institution a beaucoup œuvré pour améliorer les garanties d’indépendance des magistrats. Par un renforcement des règles déontologiques, qui s’est notamment traduit par la rédaction d’un recueil des obligations déontologiques. Par un enseignement solide et spécifique à l’Ecole nationale de la magistrature pour tous les auditeurs de justice. Par la mise en œuvre de la déclaration d’intérêts et la création du service de veille déontologique. Et, enfin, par la possibilité pour tout citoyen de saisir le CSM lorsqu’il estime que, à l’occasion d’une procédure judiciaire le concernant, le comportement adopté par un magistrat est susceptible de recevoir une qualification disciplinaire.
Toutes ces évolutions renforcent la déontologie des magistrats et favorisent ainsi une éthique de la responsabilité dans laquelle se conjuguent respect de la loi, de la hiérarchie des normes et celui des droits fondamentaux des personnes. C’est ce que le citoyen attend de la justice.
Suspicion autour de la nomination des procureurs
Mais l’indépendance doit aussi et surtout être garantie sur le plan institutionnel. L’indépendance des magistrats du parquet doit passer par un processus de nomination ne prenant en compte que leur seule aptitude et leurs seules qualités professionnelles, indépendamment de toute appartenance réelle ou supposée à une organisation professionnelle ou à une école de pensée.
Le nouveau garde des sceaux, Eric Dupond-Moretti, a annoncé en juillet son intention de « réformer le statut du parquet et [d’]aligner la carrière des procureurs sur celle des juges ».
Derrière cette formulation, se cachent en réalité une insuffisante ambition et une inadaptation profonde du remède proposé au regard du venin de suspicion qui entoure aujourd’hui le mode de nomination des procureurs généraux et des procureurs de la République de notre pays et qui conduit, dès que survient une affaire politico-financière, à mettre en cause l’impartialité de ceux-ci en les désignant comme le bras armé de l’exécutif.
Quelle est la situation ? Elle est marquée par l’unité du corps judiciaire, principe à valeur constitutionnelle régulièrement affirmé par le Conseil constitutionnel. L’autorité judiciaire comprend à la fois les magistrats du siège et du parquet, les uns et les autres étant les gardiens de la liberté individuelle aux termes de l’article 66 de la Constitution.
En cette qualité de membres de l’autorité judiciaire, les magistrats du ministère public sont chargés de la défense de l’intérêt général et doivent veiller au bon fonctionnement de la justice et à la garantie des droits des personnes.
Le Conseil supérieur de la magistrature choisit
Sur le plan statutaire, le CSM, présidé par le premier président et le procureur général de la Cour de cassation, et composé en majorité de non-magistrats, est le garant de l’indépendance de la magistrature avec le président de la République. La formation du CSM compétente à l’égard des magistrats du siège a le pouvoir de proposer les nominations des premiers présidents de cours d’appel, des présidents de tribunaux judiciaires et des magistrats du siège de la Cour de cassation. C’est donc le CSM qui les choisit. Pour la nomination des autres magistrats du siège, sur proposition du garde des sceaux, elle donne un avis conforme qui lie le gouvernement.
En revanche, les magistrats du parquet sont toujours nommés sur proposition du garde des sceaux, le CSM donnant un avis simple qui, dans les textes, ne lie pas le gouvernement qui peut passer outre. Depuis 2008, les différents gardes des sceaux ont toujours respecté les avis du Conseil mais, constitutionnellement, rien n’interdirait à un pouvoir politique moins respectueux de la séparation des pouvoirs de passer outre un avis défavorable et de nommer son candidat.
L’idée d’aligner le statut du parquet sur celui du siège en prévoyant la nécessité d’un avis conforme a été émise pour la première fois en 1995. Elle pouvait, à cette époque, paraître adaptée et avait conduit le président Chirac à engager, dès 1998, le processus de réforme constitutionnelle.
Mais aujourd’hui, alors que notre société a profondément évolué, alors que la possibilité pour le garde des sceaux de donner des instructions dans les affaires individuelles a été supprimée par la loi du 25 juillet 2013, et alors que les exigences d’impartialité et de transparence de la justice n’ont jamais été aussi fortes, une réforme qui se limiterait à exiger l’avis conforme du CSM pour toutes les nominations des magistrats du parquet ne suffirait plus pour répondre à ces attentes légitimes. Elle serait insuffisante et inadaptée aux exigences d’impartialité d’une justice moderne si elle n’allait pas plus loin.
La France de 2020 n’est plus celle de 1995 ! La composition du CSM a été modifiée en 2010 et 2016 : pour éviter le reproche de corporatisme, les magistrats ne sont plus majoritaires dans les formations chargées de statuer sur les nominations. Le fonctionnement du Conseil ne fait plus l’objet de critiques depuis plusieurs années.
Assurer l’égalité des citoyens devant la justice
Enfin, l’arrivée d’un parquet européen, doté d’un statut d’indépendance et intégré dans notre système judiciaire national, pose à nouveau la question de la nécessaire indépendance statutaire du parquet français tant pour des raisons de bonne administration de la justice que pour assurer l’égalité des citoyens devant celle-ci. Les justiciables bénéficieront en effet désormais de garanties différentes quant à l’indépendance de l’autorité de poursuite selon que l’infraction commise préjudicie ou non aux intérêts financiers de l’Union.
Le magistrat du ministère public a un rôle dual qui se retrouve dans son statut hybride. Soumis à la subordination hiérarchique, il met en œuvre la politique pénale déterminée par le gouvernement conformément à l’article 20 de la Constitution. Cette chaîne hiérarchique placée sous l’autorité du garde des sceaux garantit l’application homogène de la loi et d’une politique pénale cohérente sur l’ensemble du territoire national.
Parallèlement, le parquet est indépendant du pouvoir politique et traite, en toute impartialité et indépendance, les affaires individuelles puisque, depuis la loi du 25 juillet 2013, il ne peut plus recevoir d’instructions du garde des sceaux dans ce domaine. Parce qu’il est magistrat et gardien de la liberté individuelle, le magistrat du parquet dirige la police judiciaire, contrôle la légalité des moyens mis en œuvre par les enquêteurs et la proportionnalité des actes d’investigation. Il veille à ce que les investigations tendent à la manifestation de la vérité et qu’elles soient accomplies, à charge et à décharge, dans le respect des droits de la victime, du plaignant et des personnes suspectées.
« Si le ministère public ne parvient pas à s’imposer dans son rôle de gardien de la liberté individuelle, il deviendra une sorte d’avocat, non plus de l’ordre public, mais des pouvoirs publics »
Ces dernières années, on a vu le développement et la généralisation de la suspicion entourant les nominations des plus hauts magistrats du parquet de notre pays et la remise en cause de plus en plus fréquente de leur impartialité dans les enquêtes qu’ils dirigent. Une commission d’enquête parlementaire sur les obstacles à l’indépendance du pouvoir judiciaire a d’ailleurs été mise en place, qui doit rendre ses conclusions ce 2 septembre.
Aujourd’hui, le ministère public français se trouve à la croisée des chemins. Soit il reste le gardien de la liberté individuelle tel que le conçoit l’article 66 de la Constitution, soit il ne parvient pas à s’imposer dans ce rôle et deviendra une sorte d’avocat, non plus de l’ordre public, mais des pouvoirs publics, ce qui signerait de fait la fin de l’unité du corps judiciaire, et entamerait l’évolution du parquet vers une forme de fonctionnarisation où la défense des libertés individuelles et la sauvegarde de l’intérêt général auraient tout à perdre !
Face à cette crise, la seule réponse utile est de revisiter profondément le statut du ministère public. Il ne s’agit pas de proclamer sa totale indépendance : le principe de la subordination hiérarchique doit être maintenu, car nul ne peut contester que la définition des politiques publiques, y compris en matière judiciaire, revient au gouvernement.
Il s’agit en revanche d’instaurer un dispositif tel que la question de la suspicion ne se pose plus, en confiant à la formation parquet du Conseil supérieur de la magistrature le pouvoir de proposer la nomination des procureurs généraux, des procureurs de la République et des membres du parquet général de la Cour de cassation ; les autres magistrats du parquet seraient nommés sur proposition du garde des sceaux après avis conforme du CSM.
Cette réforme est la condition d’une justice indépendante et affranchie du soupçon. C’est la condition d’une réelle séparation des pouvoirs et de l’impartialité, tant réelle qu’apparente, sans laquelle la justice ne serait pas la justice, essentielle au fonctionnement de la démocratie et aux attentes de nos concitoyens.
François Molins est procureur général près la Cour de cassation, et Jean-Louis Nadal est procureur général honoraire près la Cour de cassation, ancien président de la Haute Autorité de la transparence de la vie publique.
François Molins(Procureur général près la Cour de cassation) et Jean-Louis Nadal(Procureur général honoraire près la Cour de cassation)
François Molins et Jean-Louis Nadal : « Il est urgent de garantir l’indépendance statutaire des magistrats du parquet » added by RichardA on
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