Dans un entretien au « Monde », Stéphane Dudoignon, chercheur au CNRS, analyse ce qu’il qualifie de « révolution ».
Dans un entretien au « Monde », Stéphane Dudoignon, chercheur au CNRS, analyse ce qu’il qualifie de « révolution ».
En Iran, treize personnes ont été tuées depuis le début des manifestations, le 28 décembre 2017. Le pouvoir judiciaire, les leaders conservateurs et quelques réformateurs, alliés du président Hassan Rohani, ont exigé une répression implacable. Mais l’Etat traite encore avec une certaine prudence ce mouvement inédit, le plus important qu’ait connu le pays depuis celui qui avait suivi la réélection de Mahmoud Ahmadinejad à la présidence, en 2009. Stéphane Dudoignon, chercheur au CNRS, analyse une situation qu’il qualifie de « révolution ».
Comment définir les actuelles manifestations en Iran ?
Comme une révolution ! C’est comme cela que les manifestants ont baptisé leur mouvement l’appelant, grâce à un jeu de mots, à la fois « révolution des œufs » et « révolution à la con ».
On n’a pas assez souligné que depuis des années, notamment depuis deux à trois ans, l’Iran vit sous un régime de manifestations quasi-permanentes motivées par des difficultés économiques ou des catastrophes écologiques, liées au manque d’eau. Le phénomène a même donné lieu à de très intéressants documentaires. Mais souvent ces mouvements sont locaux et se produisent dans des villes en bordure du désert.
Cette fois-ci, cela n’a rien à voir. Il y a une quarantaine de villes touchées et l’on y entend des slogans radicaux contre le régime, avec des insultes y compris à caractère pornographique contre des dignitaires du régime. Et comme ces manifestations ont été provoquées par des mesures réduisant les aides sociales à certains retraités mais aussi par des annonces d’augmentation du prix de l’essence et des œufs, les manifestants parlent, depuis dimanche, de « révolution des œufs ».
Quels sont les slogans les plus marquants ?
Par exemple, on a entendu à Qom, cette ville qui fut le berceau de la Révolution islamique il y a près de quarante ans, des slogans en faveur de la monarchie et notamment en faveur de Reza Shah Pahlavi, qui dirigea le pays entre 1925 et 1941. Or celui-ci était une sorte d’Atatürk iranien, profondément antireligieux. C’est lui qui avait interdit le port du voile.
De tels slogans constituent une nouveauté absolue. Ils montrent non seulement un rejet de la République islamique mais aussi de la religion islamique voire de l’islam en général. De même, les manifestants osent s’en prendre à des bâtiments officiels. Une sous-préfecture a ainsi été occupée pendant plusieurs heures. Cela aussi, c’est nouveau.
Peut-on comparer le mouvement actuel aux manifestations de 2009 contre la réélection du président Mahmoud Ahmadinejad ?
En partie seulement. Les rassemblements actuels, car il s’agit le plus souvent de rassemblements et non de manifestations, sont davantage hostiles au régime qu’en 2009. De plus, à l’époque, les manifestants étaient surtout les étudiants et la bourgeoisie urbaine. Cette année, ce sont les quartiers populaires de Téhéran, les jeunes enragés comme disent certains, qui sont descendus dans la rue. C’est-à-dire la base sociale du régime. On peut donc parler d’effritement idéologique et sociologique de la République islamique.
La République islamique est-elle en danger ?
Sans aucun doute. Certaines déclarations de responsables du régime semblent d’ailleurs indiquer que la peur est peut-être en train de changer de camp. En 2009, les manifestations se sont surtout déroulées à Téhéran. Elles étaient relativement faciles à réprimer. Ici, vu la simultanéité des rassemblements dans quarante villes et la rapidité avec laquelle circule l’information sur les réseaux sociaux, la répression est beaucoup plus difficile.
Comment réagissent les dirigeants ?
On sent une réelle perplexité. Il y a évidemment d’importantes divisions entre eux. Les conservateurs profitent de la situation pour remettre le président Hassan Rohani en cause mais ils ne parviennent manifestement pas à contrôler un mouvement qui les dépasse.
Y a-t-il une force qui structure le mouvement ?
Non. C’est une révolution sans leader. Depuis samedi, l’ensemble du régime incrimine une cinquième colonne. Certains dirigeants ont même accusé les deux premières victimes du mouvement d’être des agents de l’étranger. Mais cela montre surtout que le pouvoir est complètement dépassé. Sa capacité d’écoute et de réaction semble très faible.
Certes, les augmentations de prix annoncées ont été annulées mais le président Rohani, tout en faisant semblant de comprendre les manifestants, a malgré tout suggéré qu’ils étaient peut-être manipulés de l’extérieur. Seuls une partie de la presse et quelques députés élus des régions touchées par ce mouvement se sont prononcés en faveur de la liberté de manifester. En revanche, les responsables des services de sécurité et les dirigeants du Parlement ont tenu des discours anti-occidentaux.
Personnellement, ce qui m’a frappé, c’est le rôle qu’a joué le tremblement de terre de Kermanshah, qui a fait environ 500 morts à la mi-novembre 2017. Celui-ci a mobilisé l’ensemble des Kurdes d’Iran et même au-delà. Il y a eu une prise de conscience contre les autorités accusées d’incurie mais aussi de vols. Le séisme a donné à la population le sentiment d’un destin commun et il a aggravé l’hostilité à l’égard du pouvoir.
Les sanctions occidentales, partiellement levées, ont-elles joué un rôle dans ce mouvement ?
Manifestement, l’abolition partielle des sanctions occidentales après l’accord sur le nucléaire en 2015 n’a pas permis à l’économie de redémarrer. Le président Rohani, qui misait beaucoup là-dessus, a perdu une bonne partie de sa crédibilité car il n’est plus en mesure de mener une politique en faveur des plus modestes et il n’a plus grand-chose à proposer. Il y a quelques jours, la télévision iranienne a mis en valeur la livraison par la France de deux avions régionaux, des ATR. Je doute que cela suffise à calmer les manifestants.
De plus, le président Rohani devait une partie de sa popularité au fait qu’il avait réussi à ramener la hausse des prix sous les 10 % alors qu’elle avait atteint 40 %, or l’inflation est aujourd’hui de retour.
Mais j’insiste : le rejet actuel dépasse la personne du président et concerne l’ensemble de la République islamique.
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