Diplomates au bord de la crise de nerfs

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L’actuelle crise de gestion humaine au sein de la cellule diplomatique de l’Elysée est révélatrice d’un mal-être plus général, touchant aussi une partie du Quai d’Orsay.

Leur vie se passe dans l’ombre. Leurs noms sont rarement cités. Leur rôle est pourtant central dans la mise en musique de la politique étrangère de la France. Aujourd’hui, les conseillers de la cellule diplomatique de l’Elysée se trouvent au centre de l’attention, pour des raisons peu enviables. Devant la multiplication des signaux d’alerte et des départs en son sein depuis plus d’un an, l’entourage d’Emmanuel Macron a choisi une solution innovante : le recours à un cabinet privé de conseil. Plein Sens – c’est son nom – a lancé une réflexion à la fin du mois d’août pour revoir l’organisation et le fonctionnement de la cellule. Avec une interrogation en filigrane : la présidence de la République a-t-elle été un lieu de souffrance professionnelle pour certains diplomates ? Un document provisoire a été remis début octobre.

En 2018, l’Elysée avait déjà sollicité un cabinet privé, Eurogroup, pour réorganiser ses services. La révélation de l’audit actuel – par le site Intelligence Online, puis dans l’hebdomadaire Elle – a provoqué une déflagration dans un monde aux codes solidement ancrés, où chacun se connaît et s’épie. Tous les interlocuteurs – soit une dizaine de personnes, toutes très au fait du sujet – sollicités pour cet article, en dehors des sources officielles à l’Elysée, ont eu, en substance, la même réaction spontanée, sous couvert d’un anonymat imposé par leur obligation de réserve. A les entendre, « ça devait finir par sortir ».

Les premiers mis en cause pour une gestion humaine défaillante de leur équipe sont le conseiller diplomatique du président, Emmanuel Bonne, et son adjointe, Alice Rufo, présentés comme indissociables au 2, rue de l’Elysée, dans l’ancien hôtel particulier qui longe le Palais. « Ils sont dans un ping-pong permanent et s’épaulent », résume un ancien de la cellule, composée de dix conseillers sous les ordres du « sherpa », M. Bonne. C’est là que se dessinent les visites officielles du chef de l’Etat, que se préparent les entretiens avec les dignitaires étrangers, les sommets internationaux…

Depuis des mois, les rumeurs et les bruits de couloir se multipliaient au détriment du binôme, insistant sur une gestion très particulière de leur équipe, avec des propos vexatoires oraux et écrits. « Pour tenir ici, il faut prendre des amphétamines le jour et du Stilnox la nuit », aurait dit un jour le conseiller diplomatique du président en plaisantant, lors d’une réunion, selon un participant. Des propos qu’Emmanuel Bonne assure n’avoir jamais tenus, selon son entourage.

« La désillusion »

Au-delà des personnes, l’affaire révèle l’insuffisance de garde-fous et une conception étrangement sacrificielle du travail à l’Elysée : non pas sur la quantité de travail, logique à ce niveau de responsabilité, mais dans les relations humaines. En somme, l’honneur de servir un président exigeant et novateur impliquerait de s’oublier pour la France, de serrer les dents et tout subir, en galériens volontaires du plus beau des vaisseaux. « Il serait facile de dire que Macron est responsable, qu’il n’est pas un bon DRH, objecte une source politique, proche du chef de l’Etat. Mais le président a autre chose à faire de ses journées ! En revanche, il y a un directeur de cabinet, forcément au courant, qui gère les équipes… »

Emmanuel Macron, entouré d’Emmanuel Bonne et Alice Rufo, lors d’une visioconférence entre leaders du G20, à l’Elysée le 26 mars.

De tout temps, le roulement des effectifs au sein de la cellule diplomatique a été une affaire banale. Si le travail en son sein est prestigieux, au cœur même du domaine réservé, là où se tisse la politique étrangère du pays, il est aussi exténuant. La conseillère Maghreb et Moyen-Orient de l’Elysée, Ahlem Gharbi, avait été la première à partir, rejoignant, en janvier 2019, l’Agence française de développement (AFD). Marie Philippe l’a remplacée, avant de quitter elle aussi le Château au bout d’un an, tout comme Jennifer Moreau, experte en développement durable, recrutée par le groupe de luxe Kering. Mais ce sont avant tout les changements survenus à la mi-2019 qui focalisent l’attention.

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Ce mois de mai 2019 marque un bouleversement important dans la gestion de la diplomatie, à tous les niveaux. Un nouveau « sherpa » prend alors la tête de la cellule. Il s’agit donc d’Emmanuel Bonne, jusque-là directeur de cabinet de Jean-Yves Le Drian, un poste déjà complexe et usant, coincé entre le conseiller spécial du ministre, Jean-Claude Mallet, son directeur adjoint de cabinet, Luis Vassy, et la présidence. A l’Elysée, M. Bonne succède à Philippe Etienne, ce dernier devenant ambassadeur de France à Washington. Entre les deux hommes, « le courant ne passait pas du tout », souligne un observateur aux premières loges. De son côté, Aurélien Lechevallier, conseiller diplomatique adjoint et proche du président, qui jouait un rôle important à la cellule pour huiler la mécanique, s’éloigne lui aussi de l’Elysée et prend un poste en Afrique du Sud.

Conséquence directe de ces mouvements : une vraie rupture intervient sur le plan de la méthode, plus directive, et des relations humaines, plus conflictuelles. « Il y a eu une phase d’espoir, se souvient un membre de l’équipe. Une partie de la cellule reprochait à Etienne et à Lechevallier un manque de tranchant, une recherche exagérée du compromis. Il fallait muscler notre récit, avoir une stratégie diplomatique plus affirmée. Bonne incarnait cette volonté. Puis la désillusion est venue. »

Gestion problématique du stress

Fin connaisseur du Moyen-Orient, Emmanuel Bonne est un amoureux inconditionnel du Liban, pays qu’il fréquente depuis plus de trois décennies. Avec un certain mépris, au Quai d’Orsay, certains surnomment « la rue arabe » la direction Afrique du Nord-Moyen-Orient, dont il est issu. Lors des deux visites présidentielles organisées à Beyrouth, début août puis début septembre, le conseiller diplomatique semblait comme régénéré alors qu’il n’avait pas dormi depuis deux jours, soudain en paix avec lui-même, dans le chaos et la moiteur, face aux visages familiers d’interlocuteurs matois dont il connaît chaque pose. Son ardeur contrastait avec son attitude au quotidien, à Paris. Décrit comme taciturne, parfois cassant, le « sherpa » d’Emmanuel Macron se protège devant la presse, lors de briefings organisés avant des échéances diplomatiques, en se réfugiant dans un langage aseptisé, alors qu’il sait être direct. Le contexte international y est forcément « volatil » et plein d’« incertitudes », la réponse française « robuste » et « cohérente ».

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A ses côtés figure donc Alice Rufo, 40 ans, dont déjà plus de huit à l’Elysée, au sein de la cellule diplomatique. « Cette durée, ce n’est pas humain », souffle un ancien membre. Quelques précédents existent, telle Catherine Colonna, porte-parole de la présidence de 1995 à 2004. Mme Rufo, elle, a travaillé d’abord sous le quinquennat Hollande, puis sous Emmanuel Macron, après avoir participé à son groupe d’experts sur les questions internationales pendant la campagne. Atypique malgré un parcours exemplaire – Ecole normale supérieure, Sciences Po Paris, ENA –, elle est la fille du célèbre pédopsychiatre Marcel Rufo. Dans un entretien au Monde en 2018, ce dernier parlait d’elle avec fierté : « Alice a passé tous les concours dont je rêvais. Surtout l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm, avec option philo. J’ai reproduit, je lui ai fait porter la même obligation de réussite scolaire. »

Tous ses anciens collègues de travail interrogés décrivent sa gestion problématique du stress et de la fatigue, la conduisant à des excès verbaux. Cette tendance s’est accentuée lorsqu’elle a pris le poste de numéro deux de M. Bonne, en mai 2019. Selon plusieurs sources, Alice Rufo a déjà envisagé de quitter l’Elysée à plusieurs reprises, ces dernières années, mais sans jamais franchir le pas. « C’était : “Retenez-moi ou je fais un malheur” », ironise un ancien familier du 2, rue de l’Elysée. Même si, d’après une proche, Mme Rufo rêve parfois d’un retour aux sources familiales, à Marseille, elle s’estime certaine du soutien de sa hiérarchie, jusqu’au président lui-même. Comment descendre de ces hauteurs, quand on les a fréquentées si longtemps ?

Sur le plan statutaire, la diplomate a quitté le Quai d’Orsay et intégré la Cour des comptes comme conseiller référendaire, fin 2016. Une façon de formaliser une séparation avec son ancienne maison, où son procès en légitimité a toujours été instruit dans les couloirs, avec une part non négligeable de jalousie, voire de sexisme. « Elle a pourtant de très bonnes intuitions et l’habitude de travailler avec le président, souligne une diplomate de haut rang. La montée du thème indo-pacifique dans l’agenda du président, par exemple, lui doit beaucoup. »

« Hystérisation systématique »

Dans un passé récent, Maurice Gourdault-Montagne (sous le quinquennat Chirac) puis Jean-David Levitte (sous Sarkozy) s’étaient installés dans la durée au poste de conseiller occupé aujourd’hui par M. Bonne. Lui a dû prendre le quinquennat en marche. Le duo qu’il forme avec Alice Rufo s’est ainsi retrouvé dans une lessiveuse dès sa prise de fonctions, avec une succession d’échéances à préparer. L’idée de dialogue stratégique avec la Russie, mise en place à Brégançon en août 2019, puis le sommet du G7 dans la foulée, où le président Macron a arraché un déjeuner crucial, non prévu à l’agenda, avec Donald Trump pour caler leurs positions, ont été des poussées d’adrénaline, des moments de stress hors normes. Il fallait être à la hauteur des intuitions présidentielles, malgré les réserves du Quai d’Orsay tendance « canal historique », celui des spécialistes des affaires stratégiques et nucléaires. « Le ministère est très centré sur les crises qui l’agitent depuis vingt-cinq ans  l’Iran, l’Iran, l’Iran –, alors que la cellule, elle, est complètement branchée sur les priorités du président », résume une source élyséenne.

Emmanuel Macron avec Emmanuel Bonne et Alice Rufo, le tandem à la tête de la cellule diplomatique de l’Elysée, le 25 août 2019 à Biarritz.

Pour mettre en œuvre ces priorités, il faut improviser, aller vite, toujours plus vite. Certains ne tiennent pas. Ainsi, Claire Thuaudet a quitté l’Elysée en janvier, placée en arrêt maladie renouvelé après seulement six mois. Elle avait été recrutée pour travailler sur le climat, sujet qu’elle connaissait bien pour l’avoir traité au Quai d’Orsay, au sein du cabinet de Laurent Fabius. Mais son portefeuille a vite été modifié : dès son arrivée, en juillet, elle se voit confier la préparation du G7 prévu quelques semaines plus tard à Biarritz. Une fois l’événement passé, les ennuis commencent. Les coups de fil brusques, les courriels nocturnes à 3 ou 4 heures, les injonctions contradictoires. Une amie de la diplomate explique l’avoir vue « dépérir en raison d’une hystérisation systématique des relations de travail. Tout ce qu’elle faisait était jugé nul, pas à la hauteur du président. Voir des gens à l’extérieur, ou bien même travailler avec d’autres services au sein du Palais, était vu comme une forme de trahison. »

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Recruté au même moment que Claire Thuaudet à l’Elysée, Arnaud Pescheux, lui, n’est resté qu’un mois en poste, en juin 2019, le temps de prendre conscience de son mal-être. Il avait pourtant bien connu Emmanuel Bonne à Beyrouth (2015-2017), lorsque ce dernier y était ambassadeur. Mais c’est le cas d’un autre diplomate, Teymouraz Gorjestani, qui a mis en alerte l’appareil d’Etat au cours de l’été 2020.

Arrivé comme conseiller Asie et Amérique en juillet 2019, il est en arrêt maladie depuis la mi-août. « C’est un type brillantissime, un premier de la classe, qu’on n’avait jamais traité comme ça », résume une source au Quai d’Orsay. Fils de la présidente géorgienne Salomé Zourabichvili (qui a fait une longue carrière dans la diplomatie française), Teymouraz Gorjestani avait dû notamment gérer la visite du chef de l’Etat en Chine, en novembre 2019. Une préparation extrêmement tendue, éprouvante, faite de nuits blanches et de reproches répétés, adressés par la direction de la cellule. Au Quai comme à l’Elysée, on souligne la complexité traditionnelle de ces visites en Chine, sur le plan politique et protocolaire.

« Il y a eu des crises, des hurlements, des larmes, des choses anormales », témoigne pourtant un ancien membre de la cellule. Un traumatisme pour le conseiller, dont le retour à l’Elysée, après son arrêt maladie, serait surprenant. Selon une source bien placée, il aurait directement alerté Alexis Kohler, le secrétaire général de la présidence, sur la dégradation de la situation. D’où l’audit demandé.

Cigales et fourmis

Emmanuel Macron interviendra-t-il, lui qui déteste réagir sous la pression publique, comme l’avait montré l’affaire Benalla ? « Plus on en parle, plus ça les protège », résume un proche du président, à propos de M. Bonne et de son adjointe. A en croire leur entourage, ces derniers estiment que les départs des conseillers sont tous des cas particuliers, des « micro-histoires ». Teymouraz Gorjestani n’aurait pas obtenu le poste auquel il aspirait. En revanche, il aurait été reconnaissant pour tout l’apprentissage fait au moment du voyage en Chine. Quant à Claire Thuaudet, elle aurait bénéficié d’aménagements généreux, notamment d’un appartement de fonction parisien revenant d’habitude au conseiller diplomatique. Ce qui n’a rien à voir avec les relations au travail.

« Attention à ne pas mettre tous les départs dans le même sac, insiste un conseiller. Beaucoup, parmi eux, ont fait la campagne présidentielle, certains étaient même auprès du président à Bercy, d’autres ont simplement eu envie d’évoluer. » L’Elysée met en avant un roulement classique des effectifs et souligne l’arrivée de recrues. Repéré au sein de l’AFD à Beyrouth, Olivier Ray est depuis peu conseiller pour les affaires globales. Ambassadrice à Chypre jusqu’en septembre, Isabelle Dumont est devenue, quant à elle, conseillère Europe continentale-Turquie.

Dans le sens des départs sont cités les exemples d’Hugo Vergès, chargé dorénavant de la politique intérieure américaine à l’ambassade à Washington, d’Etienne de Gonneville, devenu ambassadeur en Suède, ou encore, pour le plus célèbre d’entre eux, la promotion de Clément Beaune, devenu secrétaire d’Etat aux affaires européennes et très en vue depuis. Grâce à sa proximité historique avec le président, ce dernier avait su se ménager une forte autonomie à l’Elysée. « Conseiller spécial » chargé de l’Europe, il disposait en toute liberté de son agenda, ne répondant pas de ses contacts extérieurs, malgré les tentatives du duo Bonne-Rufo pour le replacer sous leur autorité. Aujourd’hui, le conseiller Afrique, Franck Paris, pilier discret et efficace de la cellule, suit un mode de fonctionnement similaire.

Aspiration à l’harmonie

La direction de la cellule diplomatique rejette les allégations de burn-out ou de harcèlement. Elle estime n’avoir entendu aucune plainte ou témoignage direct en ce sens. L’explication la plus probable de ce silence tient au lieu de travail. Comment imaginer un seul instant que l’Elysée puisse être vu comme une entreprise banale ? « Quand vous en partez, vous avez le sentiment de ne pas avoir été à la hauteur, vous pouvez même éprouver de la culpabilité. C’est un deuil », avance un responsable politique français, fin connaisseur de la diplomatie. A cela s’ajoute la peur des répliques sur la carrière. Ainsi, avant d’être nommée à la tête de l’Institut français de Rome, lieu très prisé, Claire Thuaudet avait vu sa candidature à un poste de consule générale à San Franscisco bloquée par l’Elysée, selon plusieurs sources diplomatiques.

Ce qui se dessine aussi, derrière les psychodrames de la cellule, ce sont les tensions étouffées entre elle et le Quai d’Orsay. Des tensions d’un classicisme absolu, d’un président à l’autre. Il suffit de se rappeler l’atmosphère délétère entre Jean-David Levitte, le « sherpa » de Nicolas Sarkozy, et le cabinet de Bernard Kouchner, alors ministre. A deux réserves près. Jamais, avant Emmanuel Macron, un chef de l’Etat n’avait autant fourmillé d’idées sur la scène internationale, lancé d’initiatives, tentant de profiter de la vacance de leadership américain, en Méditerranée comme à l’est de l’Europe. Rarement un président aura exprimé si ouvertement sa défiance envers le corps diplomatique, jugé conservateur, réfractaire à certaines de ses orientations. « Nous avons, nous aussi, un Etat profond », déclarait Emmanuel Macron en août 2019, lors de la conférence des ambassadeurs, à la stupeur générale. Ces mots excessifs pour une administration loyale suggéraient une forme de complot sourd. Ils ont évidemment contribué à tendre les relations avec le Quai.

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Pourtant, une vraie familiarité existe entre Emmanuel Bonne et son successeur au cabinet du ministre, Nicolas Roche, rendant leur relation directe et fluide, au rythme de plusieurs coups de fil quotidiens. Les deux hommes se connaissent depuis la gestion de la crise syrienne, en 2012-2014, quand le premier était conseiller Moyen-Orient à l’Elysée et le second conseiller diplomatique au ministère de la défense. Quant à Alice Rufo, Nicolas Roche la connaît depuis qu’ils ont fait ensemble la campagne de François Holande, en 2012.

Mais le ministère a un double visage : s’il compte de nombreux diplomates dévoués, investis – la mobilisation, pendant le confinement, pour faciliter le retour de 370 000 Français de l’étranger fut exceptionnelle –, il déteste être bousculé et dénigré. D’autant que le Quai traverse, lui aussi, une période de doutes, sur ses missions et ses moyens, accentuée par le Covid-19. Tous ces sujets sont gigognes, aucun ne s’entend sans les autres. La volonté récente de rétablir un déjeuner hebdomadaire entre Emmanuel Bonne, Nicolas Roche et les autres conseillers diplomatiques à Matignon ou au ministère des armées révèle une aspiration tardive à l’harmonie.

Une diplomatie « en surrégime »

La présence rassurante à la tête du Quai de Jean-Yves Le Drian, seul ministre avec lequel le président a un tête-à-tête hebdomadaire, auquel assistent parfois MM. Bonne et Roche, ne change pas la défiance mutuelle entre la cellule et le ministère. « Le problème de la cellule diplo est conjoncturel, c’est lié à des dérives comportementales graves de certains membres, comme ça peut arriver dans toutes les structures », se rassure un haut fonctionnaire du Quai d’Orsay.

Mais le ministère des affaires étrangères souffre aussi de ses propres tensions internes. « Notre diplomatie est en surrégime par rapport aux ambitions du président, on arrive au bout d’un modèle », estime un ambassadeur. Cette sollicitation forte et les contraintes liées à l’épidémie expliquent, en partie, la transformation du ministère en forteresse opaque, limitant au maximum les contacts autorisés avec les journalistes. Une distance s’est aussi imposée entre le cabinet du ministre – organisé « en mode commando efficace », d’après l’expression d’un observateur avisé – et les directions. Celles-ci se plaignent des délais trop courts dans lesquels les commandes de notes sont passées, de leur multiplication parfois indue, de l’absence de retours après leur transmission. Et puis, il y a la question éternelle des horaires. En principe, aucune réunion ne doit plus être organisée au-delà de 17 h 30, sauf cas exceptionnels… dont la diplomatie est faite.

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Ce sujet des horaires a toujours été perçu par les femmes diplomates comme un élément discriminant à leur égard, une façon de les renvoyer à leurs autres responsabilités, familiales, de leur imposer un plafond de verre. « Les hommes font l’histoire, les femmes font des histoires », a dit un jour un ambassadeur français de haut rang. Une phrase devenue un symbole, au ministère, de la domination masculine. L’organigramme le confirme. Huit directions sont rattachées au directeur des affaires politiques et de sécurité, Philippe Errera, qui avait été désigné en 2019 au détriment d’une femme, Hélène Duchêne, placée à la tête de l’administration du Quai. Or aucune de ces huit directions – pas plus que celle consacrée à l’Union européenne – n’est dirigée par une femme. L’Elysée l’a remarqué et aimerait que le ministère ouvre ses portes et ses fenêtres.

Si le nombre d’ambassadrices ne cesse d’augmenter – elles sont passées de 23 à 50, sur un total de 187, entre 2012 et 2020 –, si les femmes représentent 6 membres sur 14 au cabinet du ministre, elles sortent rarement gagnantes lorsque tombent les arbitrages sur les postes de pouvoir à Paris. Il n’y aurait pas eu de candidates pour pour prendre la tête des directions Afrique et Asie, dit-on dans l’entourage de M. Le Drian, soulignant un recrutement trop longtemps 100 % masculin à la sortie de l’ENA. Alice Rufo, la numéro deux de la cellule, fait donc figure d’exception, par la durée de sa présence à l’Elysée et son influence auprès du président. Son destin en est d’autant plus scruté et commenté. « Il faut des gens qui voient autrement. Le Quai doit sortir de ce huis clos des carrières sur quarante ans, de ce monde masculin où, à la fin, vous avez vingt personnes qui comptent », dit-on à l’Elysée.

La puissance des habitudes

La courtoisie et le respect de Jean-Yves Le Drian à l’égard des femmes n’ont jamais été pris en défaut. En mars 2018, il formulait le vœu d’« inscrire l’égalité au cœur de notre diplomatie ». Il annonçait ce jour-là la création d’un dispositif inédit pour recueillir les signalements de harcèlement sexuel. Un vrai changement, illustré récemment par l’ouverture d’une enquête administrative pour des faits de cette nature contre l’ancien ambassadeur au Mali et en Côte d’Ivoire, Gilles Huberson, qui conteste les soupçons. Mais l’expérience montre que la promotion de l’équité dans les nominations s’est heurtée à la puissance des habitudes. Le cabinet, pourtant, revendique un travail de longue haleine pour faire sauter les verrous psychologiques et bureaucratiques, et élargir le vivier.

Et puis, il y a les questions personnelles, les petits coups de force entre l’Elysée et le Quai d’Orsay. En août 2018, le projet de nomination de l’écrivain Philippe Besson au poste de consul à Los Angeles avait suscité une controverse. Un décret avait donné le droit au gouvernement de nommer vingt-deux nouveaux consuls généraux. La désignation très contestée de l’écrivain, auteur d’un livre élogieux sur la campagne de M. Macron, avait été finalement abandonnée. Mais la Cité des anges est restée un sujet de contentieux, cette fois sur un autre poste.

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Selon nos informations, la secrétaire particulière du président, Ludy Perret, a en effet été promue chef de chancellerie au sein de ce consulat. Une nomination personnelle légale mais inédite à ce niveau technique, pour un poste toujours occupé par un fonctionnaire de catégorie B du Quai d’Orsay. Même si l’élue a suivi une formation spécialisée, cette manœuvre a été ressentie, au ministère, comme une petite brutalité de plus. « Mais dans quel monde vit-on ? s’interroge-t-on à l’Elysée. Ce n’est pas parce que vous avez servi au plus près du chef de l’Etat, à l’Elysée, qu’on ne pourrait pas prendre un poste à l’étranger. C’est un réflexe Quai d’Orsay : pas touche au grisbi ! » Dans un communiqué assez cryptique à tous les agents du ministère, diffusé à la mi-octobre, le syndicat CFTC s’est élevé contre « les petits arrangements entre amis » qui conduisent à « transformer en chef de chancellerie à Los Angeles un agent tout à fait étranger à nos métiers et ne justifiant d’aucune expérience ». A en croire le syndicat, « cette nomination est bien le produit d’une imagination haut perchée ».

Piotr Smolar

Source:© Diplomates au bord de la crise de nerfs

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