Tribune. La plupart des contributions sur la crise économique actuelle et ses issues portent sur l’affectation des moyens à tel type de dépenses et d’investissements, en particulier pour répondre à la double contrainte de permettre la transition écologique et d’assurer la survie des activités, des entreprises et de la population qui subissent de fortes pertes de revenu.
Le financement par endettement à moyen et long termes implique un pari : celui que l’injection monétaire impulsera un rebond économique qui dégagera des ressources nouvelles et, par conséquent, des capacités de prélèvements fiscaux additionnels permettant de rembourser les échéances de la dette.
Mais on peut en douter : une large partie des dépenses financées a pour but, a priori louable, de couvrir des déficits publics et privés et de réparer des dégâts environnementaux, en résumé de maintenir les capacités de croissance potentielle, mais pas de les augmenter. Pas de surcroît de recettes fiscales en vue, donc.
Par ailleurs, ce déficit financier accru n’est supportable que si les taux d’intérêt demeurent faibles, voire négatifs, et parce que de nouvelles dettes semblent pouvoir remplacer indéfiniment les anciennes. Les plus lucides des observateurs, comprenant les risques de cette situation et l’impossibilité de s’en extraire, proposent alors que les banques centrales annulent les dettes qu’elles détiennent par les avances qu’elles ont faites aux Etats ; des dettes qui ne rapportent rien pour la plupart.
Cette annulation affecterait le bilan des banques centrales, mais pas leurs revenus. Toute annulation de dettes détenues par un acteur public augmente la capacité du débiteur à rembourser ses dettes, et agit donc de fait dans l’intérêt d’acteurs privés.
Les partisans de cette annulation l’assimilent à la supposée générosité d’un « don ». Ils se réfèrent même à l’anthropologue Marcel Mauss (1872-1950), mais oublient une leçon essentielle de son Essai sur le don (1923-1924). Tout don appelle sous une forme ou une autre un contre-don et, pour l’illustrer, Mauss cite un proverbe inuit selon lequel « les dons font les esclaves comme les fouets font les chiens ».
Régression sociale et troubles politiques
On peut imaginer les négociations qui entoureraient ces annulations, et les contreparties en termes de politique sociale, économique, commerciale, monétaire et financière qui pourraient alors être exigées dans la gestion publique : le prix risquerait d’en être une régression sociale durable suivie de troubles politiques internes et extérieurs profonds.
Y a-t-il une voie pour échapper au Charybde de la quasi impossible augmentation des impôts et du Scylla de l’endettement ? La seule innovation théorique actuelle sortant de ce dilemme est la « Modern Monetary Theory » (« théorie monétaire moderne », ou MMT).
Elle a été au cœur de la candidature de Bernie Sanders pour l’investiture démocrate [pour l’élection présidentielle américaine], avec ses propositions pour financer de nouvelles dépenses publiques en matière de santé et d’éducation. Dans ce contexte, quelques articles lui ont été consacrés en France. Mais on doit s’étonner que l’on y fasse si peu référence aujourd’hui pour gérer les conséquences de la crise liée au Covid-19.
La MMT prend le contre-pied du processus de création privée de monnaie par les banques commerciales décrite par l’économiste britannique John Maynard Keynes (1883-1946) dans son Traité sur la monnaie (1930) et s’inspire notamment de la Théorie étatique de la monnaie (1905) de l’économiste allemand Georg Friedrich Knapp (1842-1926), en proposant de (re) mettre la création monétaire au profit des Etats.
Elle s’appuie aussi sur l’analyse de l’économiste britannique Alfred Mitchell-Innes (1864-1950) qui, dans deux articles publiés par la revue américaine The Banking Law Journal en 1913 (« What Is Money ? ») et 1914 (« The Credit Theory of Money »), analyse la monnaie à partir du concept de dette. Le programme de la MMT est de réactiver le lien entre banque centrale et Trésor public par la création de monnaie par celle-ci et son transfert à celui-là. Les dépenses publiques nécessaires pourraient ainsi être réalisées par un gouvernement sans endettement ni impôt supplémentaire.
Risque de déflation
Le fait que les partisans de la MMT se réfèrent à d’anciens auteurs apparaît aux yeux de certains économistes comme une raison de la rejeter au nom de la modernité ; modernité toute relative quand leur arsenal théorique néolibéral remonte lui aussi à quelques décennies… Ceux-là pensent que la dépense publique doit être réduite au minimum et que la banque centrale doit être « indépendante » du pouvoir politique, puisque les gouvernants serviraient des intérêts particuliers par clientélisme politique et que seul le marché permet l’affectation la plus efficace des ressources.
Mais c’est le débat démocratique entre parties prenantes sur les intérêts collectifs, et non le marché, qui permet d’éviter cette « capture » politique. L’urgence de l’intervention publique pour faire face à la pandémie et à la crise rend d’ailleurs l’utilité de l’Etat aujourd’hui peu contestable.
La principale critique à l’encontre de la MMT reste cependant le risque d’hyperinflation. Or, à court terme, la crise actuelle touche l’offre mais aussi la demande. Cela rend cette menace peu crédible, au-delà de hausses pouvant frapper quelques secteurs en situation de pénurie. Le risque de déflation paraît plus fort que celui d’inflation, hormis celle, non prise en compte dans le calcul des variations des prix, de l’immobilier, des actifs financiers et de valeurs refuges comme les métaux précieux.
L’autre risque d’une création monétaire publique nette, mis en avant par ses critiques, serait la détérioration du taux de change de la monnaie nationale. Il est lié au précédent. Mais le problème n’existe pas pour un pays, tel que les Etats-Unis depuis 1945, qui occupe une position dominante dans le système financier et monétaire international et qui peut créer de la monnaie à son avantage sans subir une pression négative des marchés internationaux de capitaux.
L’utilité des banques
Cela explique sans doute que les débats sur la MMT se développent surtout de l’autre côté de l’Atlantique. Pour les autres pays, la réponse ne peut être qu’un accord international fixant le niveau maximal de déficit public financé par création monétaire publique, l’un et l’autre étant en quelque sorte contingentés.
Les propositions de la MMT paraissent aujourd’hui à beaucoup irréalistes parce qu’elles heurtent les dogmes les plus ancrés parmi les économistes en matière monétaire et financière. Elles doivent cependant être débattues sérieusement parce que, dans le contexte de la présente crise, elles apparaissent comme les seules qui offrent une véritable issue à la crise. Ce débat devrait dépasser le cercle étroit des experts car il pose la question de l’utilité des banques et de la nature de la monnaie comme « commun », autrement dit de leur mise au service de la société.
La création publique de monnaie par la banque centrale au profit du Trésor paraît impossible dans le cadre des traités européens actuels. Elle pourrait être utilisée de façon limitée, par exemple si des entités publiques émettaient des reconnaissances de dettes qui circuleraient comme moyens de paiement au niveau national. Ce n’est que si les Etats-Unis ouvraient une brèche en matière monétaire et financière que d’autres banques centrales pourraient emprunter cette voie.
Est-ce irréaliste ? Il y a quinze ans, la mise à disposition massive de liquidités par les banques centrales, le quantitative easing, était totalement inimaginable pour la plupart des économistes et des financiers. La Banque centrale européenne a mis longtemps à s’y rallier, mais elle a fini par le faire…
Le Conseil européen se réunit jeudi 23 avril pour élaborer une riposte coordonnée de l’Union européenne en réponse à la crise économique et sociale provoquée par le confinement quasi généralisé des pays européens.
Pays du Nord et du Sud s’affrontent sur la nature et l’ampleur des instruments qu’il convient de déployer pour financer la riposte sanitaire, venir en aide aux entreprises et aux ménages en difficulté, et préparer la relance économique nécessaire lorsque la pandémie due au coronavirus aura entamé sa décrue.
Retrouvez les prises de position, les propositions et les critiques publiées dans Le Monde qui ont ponctué ce débat depuis plus d’un mois.
– « Comment financer l’explosion de la dépense publique ? », Jean-Eric Hyafil, économiste, 20 mars.
– « Gérer l’urgence et préparer l’avenir », Xavier Ragot, économiste, 20 mars.
– « Il faut que les banques centrales alimentent les entreprises en cash, sans limites », François Meunier, ancien banquier, 21 mars.
– « Les banques centrales doivent changer d’instruments », Jézabel Couppey-Soubeyran, économiste, 22 mars.
– « Les pays de la zone euro devraient émettre 1 000 milliards d’euros d’obligations communautaires », sept économistes allemands, 27 mars.
– « Le message des marchés à la Banque centrale européenne », Patrick Artus, économiste, 27 mars.
– « “Coronabonds” : Il serait temps, à Paris, de faire un peu de droit et un peu moins de politique », Bruno Alomar, économiste, 2 avril.
– « La solidarité européenne doit prendre forme en recourant rapidement aux institutions et aux instruments existants », Klaus Regling, directeur général du Mécanisme européen de stabilité (MES), 2 avril.
– « L’intransigeance de certains dirigeants pourrait être fatale à l’Union européenne », Alexis Tsipras, ancien premier ministre grec, 3 avril.
– « Il faudra se résoudre à ce que, la crise passée, la dette injectée dans l’économie n’aura pas à être remboursée », Frédéric Peltier, avocat, 3 avril.
– « Les gouvernements européens doivent être côte à côte pour déployer ensemble des politiques face à un choc commun », Christine Lagarde, présidente de la Banque centrale européenne, 8 avril.
– « Il faut percer le mur de la dette », Laurence Scialom et Baptiste Bridonneau, économistes, 10 avril.
– « L’Europe doit cesser son jeu de dupes », François Geerolf et Thomas Grjebine, économistes, 10 avril.
– « L’ordolibéralisme allemand semble se fissurer », Dorothea Bohnekamp et Holger Müller, économistes, 10 avril.
– « L’Union européenne doit créer des “coronabonds” financés par l’Union avec les garanties des Etats membres », huit personnalités politiques et économiques, dont quatre ministres ou anciens ministres européens – Hans Eichel, Jésus Caldera, Paul Magnette et Pier Carlo Padoan, 10 avril.
– « Le refus d’un emprunt commun n’est pas seulement égoïste, il est irresponsable » Gabrielle Siry, 10 avril.
– Nous vivons « la transition d’une économie de marché capitaliste à une économie administrée par les banques centrales », Christopher Dembik, économiste de banque, 10 avril.
– « Avec le “senior coronabond”, les Etats européens pourraient emprunter sur les marchés obligataires en leur propre nom », Lee C. Buchheit, avocat, 10 avril.
– « Le rachat massif de titres d’Etat par la BCE ne créera pas d’inflation », Paul De Grauwe et André Grjebine, économistes, 10 avril.
– « Il n’y a pas de miracle : nous devrons porter plus longtemps des dettes publiques plus élevées », François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France, 10 avril.
– « La création monétaire n’est en aucune façon un remède miracle », Jean-Michel Naulot, ancien membre de l’Autorité des marchés financiers, 10 avril.
– « En Europe, il nous faudra développer un modèle de prospérité nouveau », collectif à l’initiative de Pascal Canfin, président de la commission environnement au Parlement européen, 14 avril.
– « La fable de la monnaie hélicoptère », Jean-Paul Pollin, économiste, 18 avril.
– « La culture gestionnaire a éloigné les finances publiques de la réalité vécue par les citoyens », Michel Bouvier, juriste, 19 avril.
– « Il faut financer la crise et les investissements climatiques avec une dette de très longue durée à 50 ou 100 ans, voire perpétuelle », Daniel Cohen, économiste, et Nicolas Théry, banquier, 20 avril.
– « La proposition des “coronabonds” vire au chantage sous couvert de générosité et de bon sens économique », Nicolas Leron, politiste, 22 avril.
– « Reconstruire l’économie européenne sur une nouvelle base durable », collectif de sept économistes européens, 22 avril.
– « L’avenir commun de l’Europe doit aussi être financé conjointement », par Nicolas Hermes, 10 mai.
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