« Dans un jardin qu’on dirait éternel » : vivre sa vie comme une cérémonie de thé

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Pour son ultime rôle au cinéma, l’actrice japonaise Kirin Kiki, morte en 2018, incarne une puissante maîtresse de thé dans le film de Tatsushi Omori.

Il y a quelque chose du poétique Paterson (2016) de Jim Jarmusch dans le long-métrage de sagesse que nous livre le cinéaste japonais Tatsushi Omori (né en 1970), Dans un jardin qu’on dirait éternel  son premier film qui sort en salle en France. Ici, point de chauffeur de bus et amateur de haïkus (Adam Driver), mais une dame qui enseigne l’art du thé comme une philosophie de la vie, Mme Takeda, incarnée par l’inoubliable Kirin Kiki, icône du cinéma japonais morte en 2018 à l’âge de 75 ans, muse de Naomi Kawase et de Hirokazu Kore-eda.

Lire son portrait (en 2015) : Le pied de nez de l’espiègle Kiki Kirin à la mort

L’actrice au regard facétieux fait sa dernière apparition au cinéma dans le rôle d’une « maîtresse de thé », maniant le bol en céramique et le petit fouet pour le matcha devant ses apprenties ébahies. Pour un peu, la bienveillance et la puissance de son personnage la feraient passer pour un alter ego féminin de maître Yoda dans Star Wars… L’art du thé, c’est toute une aventure.

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Un matin, dans sa maison traditionnelle à Yokohama, Mme Takeda aux cheveux d’argent reçoit la visite de deux étudiantes désireuses de s’initier, Noriko (Haru Kuroki) et sa cousine Michiko (Mikako Tabe). La première ne sait trop quoi faire de sa vie et se projette vaguement dans l’édition, sans grandes illusions ; la seconde se rêve dans l’import-export, découvrant le monde et sautant d’un avion à l’autre. C’est autour de ces trois femmes que se noue le scénario, inspiré de l’ouvrage de Noriko Morishita, La cérémonie du thé ou comment j’ai appris à vivre le moment présent (Marabout, 2019). Ce titre qui fleure le manuel d’épanouissement personnel pouvait laisser craindre une adaptation un peu prévisible sur la quête de la zénitude.

Une certaine poésie

Tel n’est pas le projet de Tatsushi Omori, qui s’attache tout particulièrement à brosser le portrait de Noriko, et de son indécision. Ne se décidant à embrasser aucune carrière du monde dit moderne, la jeune fille va trouver dans ce rituel du thé un lieu pour accéder à une certaine poésie de la vie. De toutes les élèves, Noriko est celle qui s’avère non pas la plus douée, mais sans doute la plus attentive et assidue.

D’autres femmes vont quitter l’enseignement lorsqu’elles se marient, font des enfants ou se font muter ailleurs. Noriko, elle, persiste tout en prenant le temps de faire ses choix. Alternant scènes d’intérieur dans le pavillon de thé et scènes d’extérieur durant lesquelles Noriko vit ses premières expériences, celles d’une jeune femme renonçant au mariage, menant sa vie amoureuse librement, continuant de visiter ses parents vieillissants, etc., Tatsushi Omori filme le fragile devenir d’une personne sur plus de vingt ans.

Plus qu’un film gracieux, Dans un jardin qu’on dirait éternel renvoie à l’acte de création, celui par lequel la maîtresse de thé transmet son art à ses élèves et insuffle le mouvement. Métronomique et chorégraphique, le film donne à voir la répétition des gestes et leur infime variation au fil des saisons, car on n’effectue pas le même rituel au printemps et à l’automne.

Dans son éternel recommencement, la cérémonie du thé s’apparente à une leçon d’humilité en même temps qu’à une perpétuelle mise au point sur le temps qui passe. Sur le visage de la comédienne Haru Kuroki se lisent magnifiquement les microchangements de son personnage : Noriko n’est jamais tout à fait la même que celle qu’elle était la veille. Et c’est peut-être pour cette raison qu’elle se sent commencer à vivre. Quand les mains de Noriko se mettent à bouger toutes seules, pliant virtuosement le carré de serviette, plongeant la louche au fond de la bouilloire d’un geste calibré, l’héroïne quitte enfin le stade laborieux de l’apprentissage par cœur pour le plaisir pur de la pratique. Elle ne fait plus « à la manière de », elle fait à sa façon.

 

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