Comment Boris Johnson enterre le thatchérisme au Royaume-Uni

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Rêvé par des ultralibéraux, le Brexit est paradoxalement en train de porter l’Etat britannique vers un modèle plus interventionniste, sous la houlette du premier ministre.

Douglas McWilliams s’est amusé à faire un petit calcul comme les économistes en raffolent. Le fondateur du Centre for Economics and Business Research, une entreprise de consultants, a essayé de mesurer l’ampleur des nationalisations en préparation outre-Manche. Conclusion : « Le gouvernement de Boris Johnson est en passe d’intervenir dans les entreprises à hauteur de 100 milliards de livres sterling [110 milliards d’euros], une fois et demie plus que ce que promettait Jeremy Corbyn [l’ancien leader très à gauche du Parti travailliste]. » De l’aveu même de M. McWilliams, le calcul est grossier, reposant sur des hypothèses très incertaines. Mais le résultat donne une idée de l’échelle de la révolution économique en cours au Royaume-Uni : jamais, dans l’histoire des quarante dernières années, un gouvernement britannique n’avait été aussi interventionniste.

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Avec l’épidémie de Covid-19, le pays de Margaret Thatcher (1925-2013), au pouvoir de 1979 à 1990, a choisi de dépenser sans compter. Il a créé un système de chômage partiel, sur un modèle européen. Il a nationalisé les trains, reprenant le contrôle de tous les opérateurs ferroviaires. Plus de 1,3 million de PME ont bénéficié de prêts garantis à 100 % par l’Etat, pour un montant qui atteignait 45 milliards d’euros mi-octobre. Comme le reconnaît Boris Johnson, tous les tabous économiques traditionnels sautent les uns après les autres : « Rishi Sunak [le chancelier de l’Echiquier, chargé des finances et du Trésor] a fait des choses qu’aucun chancelier conservateur ne souhaite faire. »

Au total, pour la seule année 2020, la facture atteint 200 milliards de livres d’intervention directe, auxquels s’ajoutent 100 milliards de livres en raison du ralentissement économique, selon les calculs de l’institut de recherche. Soit un déficit qui devrait atteindre 17 % du produit intérieur brut.

« C’est un gaulliste »

Le pays de l’austérité, sous le premier ministre David Cameron (2010-2016), des privatisations et du libre marché, sous Margaret Thatcher, serait-il en train de virer à gauche économiquement ? Boris Johnson, le héros des brexiters, est-il en train d’enterrer leur rêve d’un « Singapour-sur-Tamise », cette idée d’un Royaume-Uni pratiquant le dumping social et environnemental aux portes de l’Europe ? « C’est un gaulliste, ose Simon Hix, politologue à la London School of Economics. Il défend une ligne souverainiste, en faveur de l’intervention de l’Etat, pas du tout libertaire. »

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David Gauke, secrétaire d’Etat au Trésor de 2010 à 2014, éjecté du Parti conservateur en 2019 pour avoir été trop pro-européen, ne cache pas sa sidération. « La transformation des tories est remarquable. La lutte au sein du parti continue, mais il est possible que les enfants de Thatcher soient en train d’enterrer Thatcher, tout en disant agir en son nom. » Jonathan Portes, économiste à King’s College London, confirme : « Le Parti conservateur actuel n’est plus celui de Margaret Thatcher. »

En partie, ce virage est un accident de l’histoire. Face au Covid-19, l’Etat britannique n’a pas eu d’autre choix que d’intervenir. La tendance aux dépenses publiques est de toute façon mondiale, et même le Fonds monétaire international en fait la promotion. « C’est un concours de circonstances, mais c’est souvent ainsi que les grands tournants ont lieu, analyse M. McWilliams. Les première et seconde guerres mondiales ont provoqué une forte hausse de l’intervention de l’Etat, et on va avoir le même phénomène cette fois-ci. »

« Reconstruire en mieux »

M. Johnson lui-même le reconnaissait, lors de son discours devant le congrès annuel du Parti conservateur, le 6 octobre : « L’histoire nous apprend que les événements de cette magnitude  les guerres, les famines, les épidémies –, qui affectent de larges pans de l’humanité (…), sont souvent le déclencheur de changements sociaux et économiques. Nous allons utiliser ce moment pour nous améliorer, pour reconstruire en mieux. »

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De quelle façon ? M. Johnson n’a jamais vraiment défini sa doctrine, entretenant savamment le flou pour contenter un maximum d’électeurs. Les négociations en cours du Brexit apportent cependant une indication intéressante. Etrangement, elles achoppent sur un point essentiel : les aides d’Etat. Après la période de transition, qui se termine le 31 décembre, le gouvernement britannique veut pouvoir aider ses entreprises comme il l’entend, sans frein. La Commission européenne craint l’émergence d’une concurrence déloyale, avec des sociétés soutenues à bout de bras par les contribuables britanniques, et veut donc encadrer ces aides.

L’épreuve de force est pour le moins ironique. Le Royaume-Uni est le pays qui a le plus fait pour interdire les aides d’Etat au sein de l’Union européenne (UE). C’est sous son influence que les règles actuelles du marché unique européen ont été écrites. Aujourd’hui encore, la France et l’Allemagne utilisent bien plus souvent les exemptions aux aides d’Etat que leur voisin britannique.

« Ils sont contents tant qu’ils ont le pouvoir »

En partie, cette bataille relève d’une simple question de souveraineté retrouvée. Pas question pour le Royaume-Uni de voir l’UE lui imposer des règles, même s’il a l’intention de les respecter. Mais Londres a vraiment l’intention de pratiquer une politique industrielle plus interventionniste. « Le consensus des années Thatcher, Blair et Cameron sur les aides d’Etat a volé en éclats, estime Paul Johnson, le directeur de l’Institute for Fiscal Studies. Les appels à plus d’intervention économique se multiplient. »

« Le consensus des années Thatcher, Blair et Cameron sur les aides d’Etat a volé en éclats », selon Paul Johnson, le directeur de l’Institute for Fiscal Studies

Dominic Cummings, le tout-puissant conseiller de M. Johnson, rêve en particulier d’injecter de l’argent dans les nouvelles technologies. Il espère que le prochain géant du numérique émergera du Royaume-Uni, pariant sur l’intelligence artificielle. En juillet, à la surprise générale, le gouvernement britannique a acheté une participation de 45 % dans OneWeb, une entreprise de satellites de communication en faillite. Une des idées est de l’utiliser pour construire une alternative à Galileo, le GPS européen. Les spécialistes du secteur s’étouffent, estimant que l’entreprise n’a ni la technologie ni les compétences nécessaires. Mais le pari industriel, à contre-courant des habitudes britanniques, est là.

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Les pionniers du Brexit n’apprécient pas. Membre du Parti conservateur, Steve Baker, qui se décrit avec humour comme « paléo-brexiter », est de ceux-là. Cheveux en brosse, débit de mitraillette, il est un libéral au sens classique du terme : il prône le moins d’intervention possible de l’Etat, que ce soit dans l’économie ou les libertés individuelles. « Singapour-sur-Tamise » est son rêve. Les aides d’Etat ? Une grave erreur, estime-t-il. « Je suis en faveur du libre marché dans le monde entier, et ça doit commencer dans notre marché intérieur. » Pour lui, Michael Gove, le numéro deux du gouvernement, et M. Cummings sont des « néoconservateurs » : « Ils sont contents tant qu’ils ont le pouvoir, tandis que, moi, je me méfie du pouvoir en général. »

La ligne interventionniste du gouvernement britannique relève aussi d’un intérêt politique évident. M. Johnson s’est hissé au pouvoir en faisant tomber quelques bastions travaillistes du nord de l’Angleterre. Il a promis à ces électeurs de « rééquilibrer » le pays vers leurs régions, qui sont les plus pauvres du pays. Juste avant l’épidémie, il y avait lancé une série de grands travaux (trains, routes, fibre optique…).

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La même réalité politique oblige le gouvernement britannique à revoir ses ambitions sur un possible accord de libre-échange avec les Etats-Unis, rêvé par les brexiters. Sur le principe, Londres et Washington y sont favorables. Pourtant, les conditions posées par les Américains se révèlent inacceptables pour M. Johnson. Ces derniers veulent notamment ouvrir le marché britannique à leurs produits alimentaires, pour vendre des poulets lavés au chlore ou du bœuf élevé aux hormones, actuellement interdits au Royaume-Uni.

Une bataille idéologique loin d’être terminée

Face au tollé politique, le gouvernement britannique a renoncé. « Nous n’abaisserons pas nos normes », a encore répété, le 12 octobre, Liz Truss, la ministre du commerce international. Même chose sur la dérégulation du prix des médicaments au Royaume-Uni, réclamée par l’industrie pharmaceutique américaine, à laquelle Downing Street s’oppose. « L’idée d’un Singapour-sur-Tamise n’a jamais été crédible au Royaume-Uni, estime M. Portes. Il n’y a pas de large soutien populaire à cette idée. Au contraire, la tendance est plutôt de devenir plus français. »

La bataille idéologique au sein du Parti conservateur n’est cependant pas terminée. Après tout, une large partie des ministres en place sont ceux qui ont appliqué l’austérité entre 2010 et 2017. Le chancelier de l’Echiquier est régulièrement en confrontation avec M. Johnson, tentant de réduire les aides d’urgence. Le 1er novembre, le système de chômage partiel va devenir moins généreux.

Mais M. Johnson dispose aujourd’hui d’une large majorité parlementaire et peut se permettre des dissensions internes. Pour l’instant, lui et son principal conseiller, M. Cummings, ont le pouvoir. Sans vraiment le dire, les deux hommes sont en train d’imposer un changement profond au Royaume-Uni.

Source: Comment Boris Johnson enterre le thatchérisme au Royaume-Uni

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