Mitterrand, Rocard, Hollande, Chirac… Avant de gravir les marches du pouvoir, tous ont fréquenté le restaurant Chez Françoise, sous l’esplanade des Invalides. Menacée par un projet de réaménagement, la cantine des parlementaires mobilise ses influents clients.
Cette fois, le nouveau monde n’y
est pour rien. Alors qu’un des symboles d’une certaine manière de faire
de la politique qui, de ris de veau en tarte fine, de « petit rouge
léger » en « petit chablis bien frais », après avoir traversé plus d’un
demi-siècle, est menacé, aucun des nouveaux élus de 2017, minces comme
des fils et le visage rivé sur les pendules, n’est à incriminer.
Ici,
autour de ces tables nappées de blanc, députés de droite, de gauche et
du centre avaient dilapidé une partie de leurs indemnités et de leur
temps pour une poêlée de girolles fraîchement arrivées, une souris
d’agneau fondante.
Parfois, certains, qui s’étaient
combattus en commission, se refilaient le tuyau d’un magret de canard
aux épinards, de rognons sauce madère « dont tu me diras des
nouvelles »… D’autres fois, en revanche, les ennemis de l’Hémicycle
continuaient de s’affronter la serviette autour du cou. Une plante
verte, un paravent habilement disposé faisaient alors office de
frontière temporaire pour une trêve fragile.
En cuisine,
on s’activait à fournir. Raides comme des huissiers, les serveurs
surveillaient ce petit monde dont ils avaient appris par cœur les noms
et les visages, les haines, les complicités et l’appartenance partisane.
L’entre-soi triomphait sans vergogne dans un grésillement de beurre
rissolé.
Chez Françoise, c’est 400 couverts par jour, 45 emplois, 5 millions de chiffre d’affaires.
Et
soudain, la tuile… Situé depuis 1949 sous l’ancienne aérogare des
Invalides d’où les voyageurs gagnaient autrefois les aéroports du
Bourget et d’Orly en autocar, le restaurant Chez Françoise risque de
disparaître.
Aurait-il été soudain déserté par les
députés qui forment, avec les diplomates du Quai d’Orsay, sur le
trottoir d’en face, et les galonnés du ministère de la défense, à 300
mètres à vol d’oiseau, une bonne partie de sa clientèle ? Aurait-il, horresco referens, été moralement condamné au nom de nouvelles vertus que sont la tempérance et la frugalité ?
L’affaire
est plus simple. La compagnie Air France, propriétaire des murs, qui
furent édifiés pour l’Exposition universelle de 1900, libérera les lieux
en 2022, et la Ville de Paris, concessionnaire des 18 000 mètres carrés
de sous-sol, où cohabitent un commissariat, un dépôt de barrières
« Vauban », un gymnase, une déchetterie et une cantine des affaires
étrangères, a lancé un projet de réhabilitation. Quatre équipes
d’architectes et d’urbanistes, dont le vainqueur sera connu début 2019,
se disputent ce marché. La « cantine des parlementaires »
survivra-t-elle à ce ravalement ? Quatre cents couverts par jour,
quarante-cinq emplois, 5 millions d’euros de chiffre d’affaires en
dépendent.
Voir et être vu
C’est
au milieu des années 1980 que François Hollande, qui portait encore des
lunettes comme des hublots, est venu pour la première fois Chez
Françoise. Une sorte de « rite de passage », convient-il, pour
ce jeune ambitieux du Parti socialiste, à peine sorti de l’ENA, pas
encore député, mais qui travaillait au lancement des clubs Témoin,
éphémère structure censée préparer une candidature de Jacques Delors à
la présidentielle de 1995.
« C’est le lieu des amitiés surjouées et des réconciliations mises en scène. » François Hollande
Même s’il n’y a pas mis les pieds depuis longtemps, il se souvient des deux manières d’accéder à l’établissement. « Une manière presque théâtrale », en descendant les escaliers de l’aérogare, ou « une manière lugubre », par le sous-sol. Il se rappelle encore des serveurs « qui vous plaçaient selon votre rang. Les meilleures tables allaient aux plus capés. »
« En fait, poursuit-il,
j’y suis surtout venu à l’invitation de journalistes réunis dans des
groupes de déjeuner. C’est plutôt bruyant et pas tellement discret. Même
pour accéder au salon particulier, il faut passer devant tout le
monde. »
Se souvient-il d’avoir « monté un coup politique » à l’une de ces tables ? « Non,
pour préparer les congrès, on préférait des restos plus discrets. Chez
Françoise, on y va pour se montrer. C’est le lieu des amitiés surjouées
et des réconciliations mises en scène. »
Se
montrer… Pendant plus de deux décennies, François Blanchard, conseiller,
communicant et lobbyiste, a occupé la table numéro 53, à gauche en
entrant. Elle n’existe plus, remplacée par un vestiaire. Cette fidélité
lui doit d’être appelé « Président » par le patron, Pascal Mousset, le cuisinier, Philippe Leglise, Mme Fanny, la maître d’hôtel, et les vieux habitués. « Françoise, c’est incontournable. Si un jeune élu ne vient pas ici, on ne parlera jamais de lui », tranche-t-il, attablé dans son cher restaurant.
« Si Françoise disparaissait, c’est comme si on fermait le Louvre. » François Blanchard, lobbyiste
Et
pourquoi ça ? Blanchard, presque retraité désormais, détaille le
mécanisme de la notoriété avant l’apparition des chaînes info. « Prenons
l’exemple d’un jeune député lambda de la Creuse qui cherchait à faire
parler de lui dans les médias nationaux. Son assistante parlementaire me
proposait de l’aider. J’organisais alors le déjeuner à une table bien
en vue avec un journaliste de renom. Passaient des collègues qui
apercevaient la scène. Dans l’après-midi – je dis bien dans l’après-midi
–, certains m’appelaient déjà pour connaître l’identité de mon convive
et, de peur de se faire griller, ils me demandaient également
d’organiser un déjeuner avec lui… »
Un peu nostalgique, il se souvient :
« C’est ici que j’ai fait élire Michèle Alliot-Marie à la tête du RPR
en 1999. Je n’ai organisé que des déjeuners avec la presse quotidienne
régionale. Je lui disais : “On se fout du Figaro, parlez aux électeurs de l’Oise ! Et ça a marché.” » Une pause. Il trempe ses lèvres dans la coupe de champagne offerte par la maison : « Si Françoise disparaissait, c’est comme si on fermait le Louvre. »
Parlementaires mobilisés
C’est
en 1949 que le cuisinier champenois Turenne Rousseau, maître queux de
l’Assemblée nationale, fut choisi par Air France pour diriger la brigade
du restaurant de l’aérogare afin de nourrir les voyageurs d’une
roborative cuisine de terroir dont ils emporteraient le souvenir au-delà
des mers. On lui doit le logo réalisé par l’illustrateur Guy Arnoux
(1886-1951), le nom de l’établissement et sa première renommée.
En
revanche, il n’a jamais eu de maîtresse qui s’appelait Françoise à
laquelle il aurait voulu rendre hommage, comme le prétend une légende
aussi flatteuse que fausse. En 1954, le célèbre critique gastronomique
du Monde La Reynière consacre au restaurant un article dans lequel il vante « de bien savoureux pieds de porcs » ainsi que le « chausson beaunois » et recommande vivement, « du plateau de fromages, de sélectionner le brie ».
Arrivé aux commandes de l’établissement en 1993 (« c’était avec la vague bleue », dit-il,
comme les paysans qui se repèrent en fonction des grands événements
climatiques), Pascal Mousset a sonné l’heure de la résistance.
Fils,
petit-fils et arrière-petit-fils de cafetier, cet Aveyronnais, qui a
fait ses classes à La Coupole et au Hilton et dont l’associé gère le
restaurant du Sénat, a officiellement lancé le club des Amis de Chez
Françoise le mercredi 17 octobre en fin de journée. Objectif :
convaincre, par une action de lobbying en direction des sociétés
chargées d’imaginer l’avenir du sous-sol des Invalides, que « Françoise mérite de rester à sa place ».
Déjà 70 parlementaires ont signé dès le premier jour une lettre assurant que le restaurant « facilite
le débat démocratique et républicain de notre pays en permettant les
échanges dans une atmosphère conviviale autour d’une table qui fait
honneur au repas traditionnel français par des menus abordables
constitués de produits de qualité issus des terroirs de notre pays ».
Bref,
sauver Françoise, c’est sauver la démocratie. Pour l’occasion, le piano
à queue où d’habitude s’entreposent des menus égrenait des notes de Douce France, de Charles Trenet. Un peu rosse, la journaliste du Monde qui couvrait l’événement remarque qu’à l’image d’Edith Cresson, ancienne première ministre de François Mitterrand, « circulent des vieilles gloires de la politique des années 1990 et 2000, comme de nombreux anciens journalistes politiques ».
« J’ai
eu Delevoye, Barnier, Édouard Philippe. Sarkozy et Balladur préféraient
les tables plus huppées. » Pascal Mousset, propriétaire du restaurant
Pour
Pascal Mousset, qu’importe l’âge des recrues pourvu qu’il gagne la
bataille. Il est d’ailleurs très confiant quant à son issue. « J’ai
rencontré toutes les sociétés appelantes. Elles m’ont assuré qu’elles
prévoyaient un restaurant, mais je préfère crier au feu dès à présent »,
dit-il en homme qui a appris de ses clients à faire de la politique.
« J’ai vu, raconte-t-il, Jacques
Chirac organiser sa campagne de 1995 avec Patrick Stefanini. C’est ici,
la même année, que Jacques Delors a renoncé à se présenter. Mitterrand
venait beaucoup, entre 1972 et 1981, mais c’était bien avant mon
arrivée. »
Il égrène le nom de ses clients les plus méritants à la manière d’un prof se félicitant du résultat de ses élèves au brevet. « J’ai
eu Bussereau, Delevoye, Barnier, Edouard Philippe. Sarkozy et Balladur
préféraient les tables plus huppées. Mon rôle, c’est de les reconnaître,
de les flatter, de savoir s’ils veulent être peinards ou être vus.
Quand ils deviennent ministres, ils disparaissent. Françoise, c’est
l’antichambre du pouvoir, un endroit agréable pour attendre de passer
derrière la porte qui mène aux plus hautes responsabilités. »
Dominique
Bussereau a attendu trente-trois ans que cette porte s’ouvre, entre le
moment où il est entré dans le restaurant pour la première fois, à 22
ans, et celui où il est devenu secrétaire d’Etat des transports du
gouvernement Fillon, en 2007. Il se souvient du repas initial avec la
netteté de certains souvenirs de jeunesse qui affleurent comme des
écueils.
« Je venais d’être élu président des jeunes
giscardiens. Ce jour-là, j’ai vu pour de vrai des politiques que je
n’avais vus qu’à la télé. J’étais impressionné. C’est ici que j’ai fêté
toutes mes victoires, dont ma première élection de député, en 1986.
Françoise, c’est la Ve République à table. Nous, les libéraux
de l’UMP, lorsqu’on a décidé de soutenir Sarkozy avec Jean-Pierre
Raffarin en 2007, on a organisé un déjeuner chez Françoise, uniquement
dans le but d’être vus. » Une fois ministre, il a continué de
fréquenter l’établissement. Il a été invité pour le départ à la retraite
de la dame du vestiaire. Mais il ne se souvient plus de son prénom.
Des fidèles et des sceptiques
Une
telle concentration de politiques, de diplomates, de journalistes, de
militaires aurait, dit-on, incité des services secrets étrangers à
sonoriser l’établissement. « Une légende », balaye Pascal Mousset. « Je ne suis jamais allé vérifier s’il y avait des micros dans les pots de fleurs », rigole
Alain Marleix, ex-député Les Républicains du Cantal et spécialiste de
la carte électorale qui ne voit la France que découpée en
circonscriptions.
Il est fidèle à l’adresse depuis trois décennies.
« Je ne pourrais pas m’en passer. D’abord, le patron est un
cantalou-aveyronnais, soit ce qui se fait de mieux dans l’humanité.
Ensuite, le rapport qualité-prix est imbattable dans le quartier. De
plus, on peut manger du gibier en saison, ce qui n’est plus tellement
bien vu de nos jours. »
« Ici,
j’ai le sentiment d’être prisonnier d’un temps qui n’est pas le mien.
Nous, les “marcheurs”, on est pressés. » Stanislas Guerini, député LRM
de Paris
Il se souvient de Michel Rocard qui déjeunait souvent tout seul avec ses journaux et une bouteille de vin. « J’aimais bien discuter avec lui, même si on ne comprenait rien à ce qu’il disait. » Il
revoit Jacques Chirac au début des années 1970, débarquant de la rue de
Constantine toute proche, avec ses grandes jambes et ses secrétaires
d’Etat lorsqu’il était ministre des relations avec le Parlement.
Et les députés La République en marche (LRM) ? Il en voit parfois ?
« Je ne sais pas vraiment qui ils sont. Parfois, il me semble
reconnaître une tête que j’ai vue sur BFM, mais je ne saurais pas mettre
un nom dessus. »
Justement, en voilà un. Stanislas
Guerini, 36 ans, député de Paris, diplômé d’HEC, ex-entrepreneur dans
les panneaux solaires et peut-être futur délégué général de LRM en
remplacement de Christophe Castaner, devenu ministre de l’intérieur. Il
veut bien parler de Françoise, prévient-il, à condition d’apporter un « petit disclaimer »,
ce qui n’est rien d’autre, en français courant, qu’un « avertissement »
ou un « bémol ». En effet, il ne veut pas donner l’impression de juger
de la qualité d’un restaurant qu’il fréquente peu. « Chez Françoise,
j’ai le sentiment d’être englué, prisonnier d’un temps qui n’est pas le
mien, le temps du maître d’hôtel qui vous place, qui va apporter les
cartes, le temps des serveurs, du cuisinier. Nous, les “marcheurs”, on
est pressés. Ce n’est pas pour rien qu’on nous appelle la “génération
scooter”. »
Porte-parole du gouvernement, Benjamin Griveaux, n’y a déjeuné qu’une seule fois… Pourtant, il n’a rien « contre les agapes entre collègues de boulot ou avec des journalistes », précise-t-il.
Quant à Emmanuel Macron, il est venu lui aussi deux ou trois fois
pendant sa campagne. Mais, comme chacun sait, c’est La Rotonde qu’il
préfère…
Philippe Ridet
Source : ©« Chez Françoise, c’est la Ve République à table »
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