Une exposition à la BNF souligne combien le poète, né en 1821, fut écartelé entre horreur et extase de vivre.
C’est une exposition enchâssée entre un prologue et un épilogue, tel un essai doublé d’un livre d’images. « Baudelaire. La modernité mélancolique » s’éloigne des habituelles rétrospectives sur la figure du poète maudit, tirant le diable par la queue et le génie par son panache, que la justice a condamné pour « outrage aux bonnes mœurs ». Le procès intenté aux Fleurs du mal, en 1857, n’est ainsi que brièvement évoqué dans le parcours thématique et non biographique que la Bibliothèque nationale de France (BNF) propose à la faveur du bicentenaire de la naissance de Charles Baudelaire (1821-1867).
Jean-Marc Chatelain, directeur des réserves des livres rares de la BNF et commissaire général de l’exposition, inaugurée le 3 novembre, en résume ainsi la visée générale : « Toucher le cœur même de l’acte de la création, aussi bien dans l’œuvre poétique de Baudelaire que dans son œuvre critique. » La mélancolie, indissociable, pour l’auteur du Spleen de Paris, de la modernité et de la beauté « comme alchimie de la douleur », projette son ombre sur des textes dénotant une conscience tragique du néant, la disparition des choses comme des êtres et le divorce d’avec soi-même.
Trois parties ornées d’estampes – Baudelaire les collectionnait –, mais aussi des lettres autographes, des éditions originales, des manuscrits, des portraits, des « une » de journaux ayant publié ses poèmes, soit au total 200 pièces, explicitent ce riche parti pris esthétique. Baudelaire lui-même l’avait théorisé dans un essai consacré à son ami Théophile Gautier. Il y dessinait les contours d’une « grande école de la mélancolie » fondée, selon lui, par Chateaubriand, à laquelle il affiliait Pétrus Borel, Sainte-Beuve, Poe et Delacroix.
« Mélancolie du non-lieu » rappelle, d’entrée de jeu, l’importance du voyage et du vagabondage chez Baudelaire. D’où sa fascination pour les saltimbanques, les bohémiens, les chiffonniers. « Il me semble que je serais toujours bien là où je ne suis pas, cette question de déménagement en est une que je discute sans cesse avec mon âme » (Mon cœur mis à nu, 1864). Rien qu’à Paris, Baudelaire changea trente-huit fois de domicile.
Figures de damnés
Tôt écartelé entre l’horreur et l’extase de vivre, le jeune poète, auquel la tentation du suicide ne fut pas étrangère, avait tapissé les murs d’un de ses appartements, situé dans un hôtel particulier de l’île Saint-Louis, de treize lithographies de Delacroix parues en 1843, aujourd’hui accrochées aux cimaises de la BNF. Elles représentent Hamlet, un alter ego pour Baudelaire, de même que Satan, l’ange déchu, ou d’autres figures de damnés, tel l’albatros, avec lesquels il partageait un sentiment de chute et d’exil.
La place des images (peintures, gravures), centrale chez le poète comme dans l’exposition, ne fait que fortifier cette pente qui s’apparente à une ligne de fuite. « Glorifier le Culte des images (ma grande, mon unique, ma primitive passion) », écrit Baudelaire dans Mon cœur mis à nu. Loin de raviver une présence toutefois, les images auxquelles l’écrivain voue une affinité élective soulignent l’absence. Pour Baudelaire, « l’image n’est pas un substitut de la réalité mais un spectre », observe Jean-Marc Chatelain. Une passante disparaît. Paris n’offre plus le même visage après les grands travaux voulus par le baron Haussmann. L’humanité ploie sous son fardeau et se dérobe au regard.
Dans le panthéon graphique de Baudelaire figurent des motifs macabres (enfer, squelettes, cadavres), telle une série de dessins de « Goya, cauchemar plein de choses inconnues,/ De fœtus qu’on fait cuire au milieu des sabbats,/ De vieilles au miroir et d’enfants toutes nues,/ Pour tenter les démons ajustant bien leurs bas ». Le rire de Baudelaire est amer et son dandysme, qu’il qualifie de « soleil couchant » dans Le Peintre de la vie moderne (1863), la marque du dédoublement de l’auteur en personnage, le signe d’un moi déchiré par l’astre noir de la mélancolie.
« Baudelaire. La modernité mélancolique », à la BNF, bibliothèque François-Mitterrand, Paris 13e. Jusqu’au 13 février 2022. Catalogue sous la direction de Jean-Marc Chatelain, BNF Editions, 224 p., 29 €.
Signalons également la parution de « Ce qui est unique chez Baudelaire », de Roberto Calasso, traduit de l’italien par Donatien Grau, Les Belles Lettres/Musée d’Orsay, « Essais », 96 p., 15 €, numérique 14 €.
Source: Broyer du noir avec Baudelaire
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