«Boudés par les bobos», les vins de Bordeaux cherchent à sortir du «bordeaux bashing»

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ENQUÊTE – En difficulté depuis une dizaine d’années pour vendre leurs vins à une clientèle rajeunie, notamment à Paris, les vignerons bordelais multiplient les initiatives.

Il est difficile de faire plus bohème qu’Abri, le restaurant étoilé du chef Katsuaki Okiyama qui fusionne gastronomie française et inspiration japonaise dans le dixième arrondissement de Paris. Façade vraiment négligée, pas d’enseigne, climatiseurs exposés et 6 ou 7 tables tout au plus : une vraie plongée dans la jungle de l’est parisien. Si la nourriture y est exquise, la carte des vins a de quoi surprendre : une seule bouteille de Bordeaux y est proposée. Et encore, «hmmm, celle-là, on va la retirer de la carte», lance Marion Lecuyer, la responsable de salle.

 

 

Ce désamour pour le bordeaux trouve écho dans de nombreuses caves à vin ou bistrots branchés de la capitale. Il a même un nom, honni de tout le vignoble bordelais depuis une dizaine d’années : le «bordeaux bashing». Longtemps patron incontesté de la cave, le bordeaux est aujourd’hui concurrencé, au palais des Français, par les vins de Bourgogne, plus fruités, les languedocs, moins chers, les côtes-du-rhône, les vins de Loire ou les beaujolais autrefois raillés, aujourd’hui adorés. «En 2010, les vins de Bordeaux dominaient le marché des grands vins en comptant pour plus de 95% de la valeur totale du marché», note le site de Liv-ex, le marché mondial du commerce du vin. En 2018, ils étaient retombés à 60%. Une dégringolade spectaculaire. Conséquence directe de cette perte de parts de marché : depuis quatre ans, les prix moyens des vins de Bordeaux ont stagné alors que dans le même temps par exemple, ceux des bourgognes ont doublé, selon l’indice de prix du site spécialisé winelister*.

 

Effet de mode

 

Dans le bordelais, la mode du vin de caractère ne date pas d’hier. Elle est intimement liée au palais d’un homme, l’œnologue et critique américain Robert Parker, dont les guides de vins ont fait référence pendant près de 35 ans. Pour plaire à Parker, nombre de maisons, et notamment à Bordeaux, ont travaillé depuis les années 1980 des vins concentrés, boisés, tanniques. Or aujourd’hui, «cette mode est un peu passée», reconnaît Bernard Farges, le président du Conseil interprofessionnel du vin de Bordeaux (CIVB). «Les gens recherchent des vins moins boisés, moins lourds en alcool, beaucoup plus fruités que par le passé, complète Bernard Farges. Le fait qu’il n’y ait même plus de bordeaux sur les cartes dans certains restaurants est un effet de mode qui suit ces nouveaux types de consommation.»

 

 

Le «bordeaux bashing» n’est pourtant pas qu’une question de goût. À Abri, Marion Lecuyer explique ainsi qu’elle «aime travailler avec des gens un peu différents, qui sortent des façons de faire bordelaises, très classiques et très établies.» En somme, Abri «cherche des orignaux, des fous!». Une quête d’originalité qui décrit entre les lignes la rupture entre les cavistes et certaines maisons bordelaises. «Depuis des décennies, les Bordelais se regardent le nombril, s’agace une vigneronne du Médoc. Les crus classés ont augmenté leurs prix comme des dingues tout en cultivant une forme de snobisme dans un milieu très fermé. On souffre énormément de cet entre-soi de gens persuadés de faire les meilleurs vins de la planète. Certes le vin est devenu un produit de luxe, mais beaucoup ont oublié que cela reste un produit d’agriculteur, il faut garder cette authenticité.»

 

 

Chez un coquet caviste du huitième arrondissement, le responsable Laurent** sort un lourd grimoire de derrière les flacons, sur lequel des centaines de vins sont listés. Après 15 pages de références en vins de Bourgogne, une seule est dédiée au bordeaux. «On a de moins en moins de fournisseurs bordelais qui viennent nous voir, explique-t-il. Et la grande majorité des clients qui viennent acheter du bordeaux, ce sont des Bordelais!» Lui aussi déplore l’attitude décalée des vignerons bordelais par rapport à leurs confrères d’autres régions. «Certains Bordelais nous disent encore ‘Nous, le bio c’est pas notre truc’, alors que tout le monde sait bien aujourd’hui que c’est essentiel. Forcément, ils sont un peu boudés par les bobos avec ce discours

 

Réinvestir le terrain

 

«Si on veut reprendre des parts de marché, il va falloir réinvestir le terrain qu’on a délaissé depuis quelques années et réapprendre à vendre notre vin», reconnaît Florian Reyne, le délégué général du Syndicat des vins AOC de Bordeaux & Bordeaux Supérieur. Depuis près d’un millénaire, ce sont en effet des négociants professionnels qui sont chargés de la commercialisation des vins de Bordeaux. Or aujourd’hui, certains cavistes regrettent de ne pas être en contact direct avec les vignerons. Résultat, «de nombreux propriétaires doivent apprendre à communiquer et à vendre par eux-mêmes. C’est une vraie mutation, il faut s’adapter», conclut Florian Reyne.

Même les maisons les plus renommées en conviennent : «Il faut aller chercher la nouvelle génération dans les bars à vin, chez les cavistes, lui faire redécouvrir les vins de Bordeaux, explique Frédéric Faye, directeur général de château Figeac, l’un des premiers grands crus classés de Saint-Émilion. Pour ce faire, Figeac a pour sa part créé un second vin, «Le petit Figeac», plus accessible financièrement, plus léger en termes de concentration de vin et «avec un peu plus de gourmandise qu’apporte le cabernet franc»«Un plaisir plus immédiat», selon Frédéric Faye.

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Démarches environnementales

 

«Depuis quelques années, Bordeaux est plus à l’écoute du consommateur qu’il ne l’a été à une époque, résume Laurent Cassy, président du syndicat des Vignerons Bio de Nouvelle-Aquitaine. On a aujourd’hui dans le bordelais une multitude de ‘vins plaisir’, des vins fins à partager entre amis et accessibles financièrement.» Depuis quelque temps, tout un écosystème est en effet enclenché pour faire évoluer les pratiques agricoles à Bordeaux. Le nombre d’exploitations en biologique avait déjà doublé entre 2008 et 2011, et devrait être une nouvelle fois multiplié par deux entre 2019 et 2021. Et aujourd’hui, plus de 65% des vignobles bordelais sont engagés dans une démarche environnementale (réduction de l’impact environnemental, des pesticides, préservation de la biodiversité), contre 35% il y a cinq ans.

Autre bonne nouvelle, «la nouvelle génération arrive!», s’enthousiasme Daisy Sichel, 28 ans, qui a développé un circuit d’œnotourisme au Château Agludet, la propriété familiale en appellation Margaux. «Aujourd’hui les choses bougent ! J’ai une très grande liberté pour développer une activité de tourisme et d’accueil, c’est indispensable pour retourner à la rencontre de nos consommateurs, ici à la propriété.»

 

 

Des efforts indéniables, mais pourtant pas encore reconnus à leur juste valeur selon Roland Quancard, négociant et viticulteur dans sa société familiale Cheval Quancard. «En tant que Bordelais, on a le sentiment d’une certaine injustice avec ce bordeaux bashing, dit-il. Nous avons certainement notre part d’erreur, mais nous avons le sentiment que les choses sont allées trop loin. On ne mérite pas la correction qui a pu nous être infligée ces dernières années. Cette image que l’on nous colle ne correspond pas à la réalité d’ensemble.»

 

Annus horribilis

 

Malgré la prise de conscience, il y a aujourd’hui péril en la demeure girondine, d’autant que cette année le phénomène est amplifié par les difficultés d’export liées au coronavirus et à la «taxe Trump» de 25% sur le vin aux États-Unis. Si les crus classés, qui représentent 2% du volume, continuent de très bien se vendre, ceux des plus modestes appellations bordeaux et bordeaux Supérieur, le gros des volumes, souffrent. «Ce qu’on observe sur nos AOC c’est beaucoup de départs en retraite, de propriétés rachetées par des investisseurs chinois ou de voisins qui se rachètent des parcelles entre eux, note Florian Reyne. La taille moyenne d’une exploitation était de 9 hectares il y a 15 ans, elle est de 25 hectares aujourd’hui ; ça se concentre.»

 

 

«L’activité économique n’était déjà pas très bonne avant le Covid-19, mais là les mois à venir vont être très compliqués…» résume Bernard Farges. Alors en cette période trouble pour les producteurs girondins, méditons cette phrase d’Alfred de Musset à propos du vin de Bordeaux : «J’aime tous les vins francs, parce qu’ils font aimer». Santé !

*Site du groupe Figaro

**Prénom modifié

 

 
 

Source: ©«Boudés par les bobos», les vins de Bordeaux cherchent à sortir du «bordeaux bashing»

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