LETTRE EXCLUSIVE ABONNÉS – À peine révélées, les discussions en vue d’un rachat par le Canadien Couche-Tard ont été déclarées inacceptables par Bruno Le Maire.
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«Qui?». Je l’avoue, comme beaucoup, j’ai d’abord eu du mal à prendre au sérieux la fuite de Bloomberg – une agence qui elle est en général sérieuse dans cette matière – prêtant, dans la nuit de mardi à mercredi, à Carrefour des discussions en vue d’un rapprochement avec le groupe… Couche-Tard. Qui, avez-vous dit ?
Couche-Tard donc. Une success story québécoise, dont Ludovic Hirtzmann a fait le récit. Créé en 1980, le groupe, bien connu outre-Atlantique pour ses «dépanneurs» (petites surfaces de proximité) et ses ventes en stations-service, est devenu une multinationale. Il faut prendre au sérieux cette entreprise dont le nom fait sourire : en bourse, Couche-Tard pèse 30 milliards d’euros. C’est beaucoup plus que Carrefour – 13 milliards à la clôture de mardi soir, 14,3 milliards vingt-quatre heures plus tard après une envolée de 13,4%, et les marges du Canadien sont également très supérieures à celles du Français. Il faut vraiment le prendre au sérieux quand, après avoir confirmé comme Carrefour des discussions exploratoires, le Canadien a précisé mercredi soir qu’il envisageait une opération sur la base d’un prix de 20 euros par action (contre 15,4 euros à la clôture mardi). À débattre comme on dit, mais essentiellement en cash. Dans cette transaction envisagée, il n’y avait aucune ambiguïté : on parle d’un acheteur et d’un acheté, et on s’évite les circonvolutions autour du concept de fusion d’égaux. Et c’est un sacré symbole, s’agissant de Carrefour, monument du capitalisme français.
L’État a pris Couche-Tard au sérieux. Et a déjà sifflé la fin de la partie. Profitant de son passage sur le plateau de C à Vous (France 5) mercredi soir, Bruno Le Maire a précisé qu’il n’est «a priori pas favorable» à l’opération. Derrière l’euphémisme poli, c’est une fin de non-recevoir que le gouvernement français adresse à Couche-Tard, mais aussi aux grands actionnaires de Carrefour (Bernard Arnault, la famille Moulin propriétaire des Galeries Lafayette, et Abilio Diniz) et au PDG Alexandre Bompard. Comme l’a relevé un proche du dossier, le ministre n’a même pas énoncé les conditions auxquelles il aurait pu envisager de changer d’avis alors que Couche-Tard et Carrefour estimaient pouvoir répondre point par point aux éventuelles inquiétudes.
Cette séquence soulève de nombreuses questions.
1. Carrefour souhaitait-il cette opération ? Les discussions, comme les deux groupes l’ont dit, étaient à un stade «très préliminaire» et n’ont commencé que très récemment. Mais tout porte à croire que la perspective de l’offre de Couche-Tard était séduisante vue du conseil d’administration de Carrefour. Pour une raison simple : le prix. Malgré les efforts, malgré le succès médiatique, malgré la révolution Bompard depuis l’arrivée de l’ancien patron de Fnac-Darty à l’été 2017, la valeur du groupe de distribution ne décolle pas. Au cours de mardi soir, l’action Carrefour affichait un recul de 7% sur trois ans, contre, par exemple, +28% pour Couche-Tard. Les actionnaires s’impatientent et la voie de sortie n’est pas en vue : le secteur en général et Carrefour et ses hypermarchés français en particulier, est soumis à la pression croissante des changements de comportements des consommateurs et de la concurrence du commerce en ligne dont Amazon, qui s’il n’a pas en France une part de marché dominante, dicte les codes. «Carrefour doit se transformer et nous sommes prêts à les accompagner», disait-on mercredi soir à Bercy. Un expert décrypte à sa façon : «Alexandre Bompard et ses actionnaires semblaient compter sur un acheteur étranger pour faire le ‘sale boulot« de restructuration auquel le groupe n’échappera pas». Cela dit, vu la polémique qui avait enflé à l’automne quand Carrefour avait eu recours au chômage partiel pour compenser la fermeture de ses rayons non essentiels en France, il est permis de douter du «soutien» que promet l’État si le groupe devait adopter des mesures radicales.
2. Carrefour et Couche-Tard peuvent-ils poursuivre leur projet ? C’est peu vraisemblable. Le droit et les usages sont contre eux. Certes, Carrefour est un groupe 100% privé. Mais comme l’a rappelé explicitement Bruno Le Maire, le ministre dispose d’un droit de veto au travers du décret sur le contrôle des investissements étrangers, élargi, au moment de la loi Pacte, à la distribution alimentaire. Par ailleurs, Couche-Tard et Carrefour ont insisté sur le caractère amical de leur opération, semblant rechercher une approche consensuelle. Les autorités – principalement l’Élysée et Bercy – avaient été averties en amont de ces discussions préliminaires, dès le risque de fuite connu et après l’envoi d’une lettre d’intention le 2 janvier. Le sujet ne semble donc pas avoir été au menu du déjeuner qu’ont partagé Bruno Le Maire et Alexandre Bompard, à Bercy, le 18 décembre dernier. Le PDG de Carrefour connaît la musique, et les conseillers sur le pont pour cette opération – Rothschild, Cleary Gottlieb, DGM côté Couche-Tard, Lazard, Darrois, Havas côté Carrefour – aussi. Bompard l’inspecteur des Finances – que l’ancien pape de ce corps, Jean-Pierre Jouyet décrit dans son livre (L’envers du décor) comme «le meilleur d’entre nous» – a l’un des plus beaux carnets d’adresses de Paris. Spontané, sympathique, il séduit facilement ses interlocuteurs. Au printemps dernier, Alexandre Bompard a mis toute son énergie dans la résolution des difficultés inédites créées par le premier confinement qui menaçait toute la chaîne alimentaire et logistique. L’histoire de ce moment où la France a échappé au rationnement, qui a accru son crédit, était à retrouver sur le site du Figaro il y a quelques jours; et Bompard a fait le récit de sa propre expérience dans Les Échos Week-end. Le patron de Carrefour sait faire les gestes politiques qu’il faut quand il le faut, par exemple quand il avait proposé d’accueillir des libraires indépendants dans ses magasins. En revanche, la décision de fermeture des rayons non essentiels des grandes surfaces au mois de novembre, par mesure d’équité selon le gouvernement, avait créé une distance entre l’exécutif et le groupe.
3. Pourquoi l’État ne veut pas de cette opération ? La séquence qui s’est jouée en quelques heures autour de Carrefour évoque évidemment le souvenir d’Alstom (2014). Une fuite dans Bloomberg, un ministre qui vitupère contre le projet de vente à l’étranger d’un «fleuron» français, une menace de décret pour bloquer l’opération. Mais il y a de grandes différences. Bruno Le Maire, à la différence d’Arnaud Montebourg, était prévenu. L’opération d’aujourd’hui n’était pas aussi ficelée que celle de GE et Alstom à l’époque – ou peut-être est-ce justement pour éviter cette impression de faute de lèse-majesté étatique que Couche-Tard et Carrefour ont autant insisté sur le caractère préliminaire de leurs discussions. Le décret sur les investissements étrangers dont se prévaut Bruno Le Maire aujourd’hui existe dans l’arsenal, quand Arnaud Montebourg l’avait écrit ad hoc. Certains avanceront que la protection d’Alstom Energie contre une prise de contrôle étrangère, fut-elle amicale, était infiniment plus justifiée que celle de Carrefour. D’un côté, des technologies clefs, dans un domaine éminemment stratégique et dans un secteur très concentré. De l’autre, une activité de distribution banalisée, où la France compte beaucoup d’acteurs et dont l’essentiel des emplois n’est pas délocalisables… Deux bémols à cette analyse s’imposent. Le premier, c’est qu’Alstom avait besoin du bilan de General Electric pour rester compétitif. L’équation financière de Carrefour n’est pas la même. Le second, c’est que l’époque a changé. Le premier confinement pendant lequel Carrefour s’est illustré en tête de gondole de la première ligne donne une justification politique a posteriori au raisonnement de Bruno Le Maire qui insiste sur le rôle de la grande distribution dans la «sécurité alimentaire des Français». L’argument est fragile. Canadien ou Français, Carrefour ne créera pas de risque de pénurie de «pâtes ou de riz» comme s’est laissé aller à l’envisager le ministre qui craint davantage un changement de politique de négociation commerciale et une pression accrue sur les producteurs.
Surtout, en France comme ailleurs, l’air du temps est à la protection des champions nationaux. Bruno Le Maire mettait en garde mardi, lors de ses vœux à la presse, contre les opérations de prédation opportunistes que la crise, et la chute des valorisations sur fond de capitaux abondants, risquait de susciter. L’État français vient d’ailleurs de bloquer la vente de Photonis, spécialiste du matériel militaire de vision nocturne, par l’américain Teledyne. Avec Carrefour, il fait un exemple. «Ils ne passeront pas», dirait Emmanuel Macron…
Enfin, le dossier Carrefour est particulièrement sensible pour Emmanuel Macron. Les voix d’Arnaud Montebourg, ou encore de Jean-Pierre Chevènement, dénoncent avec application un certain bilan du président de la République, élargi à celui de son passage à Bercy : les ventes d’Alstom, de Technip, de Lafarge, etc. À quinze mois de la présidentielle, l’exécutif se refuse à allonger la liste.
4. Quelles conséquences ? Nous nous habituons aux coups de menton et aux prises de position gouvernementales sur les dossiers de fusions-acquisitions… C’est la France, n’est-ce pas ? Mais l’extension du domaine «stratégique» dans notre pays interpelle pour le moins. Après les yaourts de Danone en 2005, défendus contre l’appétit de Pepsi, les shampoings de L’Oréal en 2017, voici les grandes surfaces. À huit jours près, si le Covid ne l’avait pas empêché, Emmanuel Macron aurait accueilli le 25 janvier à Versailles son fameux sommet Choose France, destiné à faire la promotion de l’Hexagone comme terre d’attractivité des investissements étrangers. Les grands patrons internationaux qui auraient dû être conviés se seraient-ils laissés convaincre?
L’activisme de l’État à protéger ce qu’on appelle très souvent abusivement des champions nationaux présente trois risques. Le premier, c’est de dissuader l’investissement. Le deuxième, c’est le retour de bâton et les obstacles que d’autres pays pourraient mettre devant les ambitions de nos entreprises qui elles aussi, achètent à l’étranger. Le troisième, c’est la fossilisation du paysage économique. L’État, volontariste dans sa stratégie d’investissement à coups de chèques publics, devient frileux face aux opérations de consolidation. Il n’était pas emballé à l’idée d’un rapprochement entre Casino et Carrefour quand il a été envisagé. Pas chaud non plus pour le projet Veolia-Suez. Mais davantage convaincu par la vente des Chantiers de l’Atlantique à l’italien Fincantieri – sauf à ses conditions. Résultat : la «nationalisation temporaire» de ceux-ci à l’été 2017 s’éternise. Bref, l’exécutif ne veut ni d’opérations domestiques, ni internationales, et se retranche derrière le seul contre-exemple PSA-FCA pour apporter la preuve de son agilité. Et je pense à une phrase que m’a dite en interview le secrétaire d’État aux Affaires européennes, Clément Beaune, concernant la politique de souveraineté de l’Union : «l’Europe n’est pas un musée qu’on mettrait sous alarme». La France non plus.
Cette semaine, il fallait lire aussi
Revanche. Ne manquez pas l’interviewdu patron de Canal +, Maxime Saada, qui a quelques comptes à régler avec le football professionnel et semble presque savourer sa nouvelle position de force dans la négociation, après le fiasco Mediapro.
Ça bouge. Si vous vous demandiez si l’évolution de la politique de la concurrence à l’égard des acquisitions dites prédatrices par des acteurs installés, destinées à tuer dans l’œuf la compétition venue de jeunes entreprises comme l’a fait Facebook avec Instagram par exemple, était une réalité, voici une preuve: le rachat de Plaid, pour 5,3 milliards de dollars tout de même, par Visa tombe à l’eau.
Un livre. Bruno Le Maire est aussi écrivain et Vincent Trémolet de Villers raconte cette vie-là du ministre. Il est dommage que dans ses mémoires «provisoires», L’Ange et la bête paru chez Gallimard, Bruno Le Maire ne croque pas le portrait d’Alexandre Bompard comme il le fait en quelques lignes du président de Renault Jean-Dominique Senard. À défaut, je vous extrais cette citation sur le rapport du politique à l’économie en forme de mise en garde contre «le risque que la puissance publique se croie investie des pleins pouvoirs pour contrôler l’économie».
À la semaine prochaine,
Source:©«Big Business» N°38 : Carrefour peut-il être vendu ?
«Big Business» N°38 : Carrefour peut-il être vendu ? added by RichardA on
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