ENQUÊTE – Le Temps gagné de Raphaël Enthoven est un pavé dans la mare littéraire de la rentrée. Le philosophe médiatique y déchire à belles dents son propre père, Jean-Paul Enthoven, qui sort également un roman, mais aussi Justine Lévy, son ex-femme, et le père de celle-ci, BHL.
«Je n’aime pas qu’on déballe ainsi, en public, la vie privée des gens… Pourquoi m’infliger, à moi et à mes proches, ce traitement à base d’indiscrétions et de dénigrements? A-t-on le droit d’arracher, sans leur consentement, et selon son seul bon plaisir, les masques dont chacun, au cours de sa vie, a pu avoir besoin? Un homme, disait le Camus que mon fils se plaît tant à citer, “ça s’empêche”…» Ces mots, que nous a confiés Jean-Paul Enthoven, jusque-là muré dans un silence douloureux, sont ceux d’un père meurtri. D’un père, écrivain – il vient de faire paraître un roman Ce qui plaisait à Blanche, chez Grasset – et éditeur, qui a décidé, après avoir lu le livre autobiographique de son fils, Raphaël Enthoven, Le Temps gagné (Éditions de l’Observatoire) de «rompre tout lien» avec lui. Ce qu’il lui a signifié par SMS.
C’est un livre atroce pour ceux qui, comme moi et d’autres, ont adoré Raphaël, et se retrouvent noyés dans un océan d’ingratitude
Jean-Paul Enthoven
«Je suis en deuil, ajoute-t-il. J’ai le cœur brisé. C’est un livre atroce pour ceux qui, comme moi et d’autres, ont adoré Raphaël, et se retrouvent noyés dans un océan d’ingratitude. Je n’aurais jamais cru que ma vie, où il occupait une place centrale, puisse prendre une tournure aussi triste.»
Il faut dire que ce pavé de plus de 500 pages, dont le titre est tiré d’une phrase que Jean-Paul Enthoven répétait tout le temps, tel un mantra, à son fils, «gagne du temps, il faut gagner du temps», croque cruellement, en même temps qu’une époque et qu’un milieu – pour faire bref la gauche intello-caviar du 6e arrondissement de Paris -, quelques personnages éminents aisément reconnaissables. De Bernard-Henri Lévy à Arielle Dombasle, en passant par Justine Lévy, Michel Onfray ou Carla Bruni, seule épargnée.
Néron aux allures de Solal
Dès l’annonce de sa parution, avant l’été, et alors que le livre – à la fois drôle et irritant, talentueux et exaspérant – était passé presque sous le manteau à quelques journalistes choisis, le buzz commençait à enfler. Et, depuis sa sortie, il donne lieu à une espèce de guerre de tranchées. «C’est un livre abject, une tentative de parricide, Raphaël fait une crise d’adolescence tardive» ; «c’est le livre d’un Narcisse misogyne, qui tente tout pour être célèbre. Il risque d’avoir des problèmes avec les femmes qui le liront», assurent les amis du père.
«C’est la naissance d’un vrai talent littéraire» ; «le roman d’émancipation d’un jeune homme de bonne famille», renchérissent les soutiens du fils, en affirmant que «les ventes commencent à décoller». Tandis que d’autres encore relèvent, au-delà de l’écume de la polémique, un conflit œdipien des plus classiques. Celui d’un fils qui décide, à 46 ans tout de même, de «tuer le père». Ou plutôt les pères. Son père naturel, son beau-père mais aussi son père d’adoption, Bernard-Henri Lévy, également meilleur ami de Jean-Paul Enthoven mais aussi père de son ex-femme, Justine Lévy.
«On ne sait jamais ce que le passé nous révèle», écrivait joliment Françoise Sagan. «C’est comme si le passé, d’un coup, devenait autre chose que ce qu’il a été…», ajoute Enthoven père, convaincu d’avoir offert à ce fils, traité comme un wunderkind, une enfance merveilleuse et que le principal intéressé décrit comme «un enfer». Au-delà de ses protagonistes, la bataille est aussi symbolique de l’affrontement de deux mondes. «C’est Adolphe de Benjamin Constant contre Eyes Wide Shut», ironise un ami de Jean-Paul Enthoven. Le monde d’hier contre celui d’aujourd’hui. Le monde d’hier est symbolisé par Jean-Paul Enthoven, pilier de la vénérable maison Grasset.
Un être, comme écrit son fils «qui ne passait pas à la télévision mais dont l’écosystème d’éditeur était truffé de dieux. De sorte qu’il appartenait aux deux règnes. Il était l’humain favori des étoiles. Le normal des immortels». Un dandy des lettres qui semble se mouvoir dans un univers proustien, délicieux et suranné, un décor en carton-pâte où les belles étoffes et les beaux décors emballent les jolis mots. Les pirouettes et figures de style, les manœuvres éditoriales. Un personnage romanesque en diable, sensible comme une violette, coquet comme un lord anglais, ondoyant et charmeur, lyrique et mondain, snob comme ceux qui veulent faire oublier leurs origines modestes.
Raphaël Enthoven envoie balader, avec une rage à peine contenue, des mots crus et une espèce de froideur clinique, les personnages de sa jeunesse
Le monde d’aujourd’hui est incarné, lui, par Raphaël Enthoven, professeur de philosophie médiatique et boulimique (il récuse l’appellation de philosophe), qui twitte plus vite que son ombre et est l’un des poulains des Éditions de l’Observatoire, jeune maison d’édition dirigée par Muriel Beyer dont les récents succès (parmi lesquels celui du livre de Nicolas Sarkozy) défrisent les concurrents. Un intellectuel au physique majestueux et télégénique, un voyou des beaux quartiers, brillant mais un brin ratiocineur, avec sa logorrhée truffée de références philosophiques. Un auteur, aussi, qui assume un style radicalement réaliste et avance, paré de l’assurance de ceux qui ont été dans les meilleures écoles (Normale sup, en ce qui le concerne).
Un Néron aux allures de Solal, le héros d’Albert Cohen dans Belle du Seigneur, ce livre dont il a entendu parler, durant toute sa jeunesse, comme d’un chef-d’œuvre par son père et Bernard-Henri Lévy, et qu’il assure n’avoir pas lu en entier malgré les références évidentes que son roman y fait (notamment lorsqu’il met en scène son ex-femme étouffant des bruits indésirables aux toilettes). Il semble surpris par cette remarque, balançant, manière de se détacher un peu plus de la chape paternelle: «L’esthétique de Belle du Seigneur est l’équivalent du parfum dont on recouvre l’immondice». Avant d’ajouter, lorsque nous le rencontrons, à La Closerie des Lilas: Albert Cohen véhicule «un rapport quant à la quotidienneté, à l’âpreté du réel que je trouve dégoûtant de pudeur».
«Dégoûtant de pudeur…», c’est sûr, Raphaël Enthoven n’a guère de pudeur, lui, pour évoquer cette espèce de jet-set germanopratine, d’intelligentsia dorée sur tranche dans laquelle il évolue depuis toujours. Et précisant cependant ne pas avoir été élevé dans la ouate mais plutôt comme «une espèce de transclasses, un pied chez les riches et célèbres, et l’autre dehors», il envoie balader, avec une rage à peine contenue, des mots crus et une espèce de froideur clinique, les personnages de sa jeunesse.
«Une autofiction bien commode»
Manière de panser des plaies encore ouvertes d’un gamin déchiré entre ses parents divorcés? De mener une forme de psychanalyse par l’écrit? Il s’en défend, assurant avoir été en analyse des années durant, ce qui lui a probablement permis de dire ce qui ne pouvait être dit ou… entendu. Serait-ce alors une sorte de vengeance suite à la parution, en 2004, de Rien de grave, le livre de son ex-femme, Justine Lévy, dans lequel elle racontait comment il l’avait quittée pour Carla Bruni? Il a l’honnêteté de ne pas le nier, relevant, en guise d’explication – comme si cette atteinte narcissique était une couleuvre décidément difficile à avaler – que l’apparition de son image «a été concomitante d’une réputation infamante pour moi. Mon image est apparue nantie immédiatement de vices insurmontables, de crimes, de vices… de merde».
La merde, on y revient, laissant percer chez le joli damoiseau si courtois, une sourde violence que l’on ne soupçonnait pas. Il dit «avoir toujours parlé ou écrit comme ça. Avoir été plus influencé par Desproges que par son père». Et ajoute, déconcertant, dans son désir apparent de choquer le bourgeois: «J’aime une phrase à l’imparfait du subjonctif qui termine sur sodomie. Ça ne me gêne pas.» Une conception de la littérature à des années-lumière de celle de son père qui s’indigne, comme en écho: «La littérature, ça n’est pas forcément la violence, ni la haine, ni l’ingratitude. Ça n’est pas, au nom d’une autofiction bien commode, une guerre “viande contre viande”. Cette façon d’agir, c’est le programme abominable des céliniens. Encore faut-il en avoir le souffle.»
Les personnages de mon livre sont des émanations de certaines personnes, mais ne s’y réduisent pas
Raphaël Enthoven
À entendre le père, Raphaël, qui est dans la Bible le troisième archange, se serait donc paré de sombres habits. L’angelot se serait mué en Rocky, son idole de gamin, distribuant soudain ses coups de poing rageurs dans le cœur nucléaire de l’espèce de réserve d’Indiens de la rive gauche qui l’a vu grandir. «Un monde qui n’a pas conscience de son étroitesse ni mentale, ni géographique», relève-t-il, après avoir, dans son livre, déchiré de ses blanches quenottes acérées certains de ses représentants aisément reconnaissables. Il y a d’abord son beau-père, Isidore (Isi Beller), psychanalyste lacanien qui fait pleuvoir sur lui une pluie de gifles, approuvé en cela par sa mère «au rire de canard» (la journaliste Catherine David).
Il y a ensuite Élie Verdu (Bernard-Henri Lévy), le père de la femme du narrateur et le meilleur ami de son père qui «a le génie morganatique de ceux qui marchent droit et écrasent les autres sans y penser». Il y a aussi Rita (Arielle Dombasle), la femme d’Elie, «à l’ingénuité perdue de celle qui fait l’enfant», Faustine, la fille d’Élie (Justine Lévy), «au visage d’ange, enfin de chérubin potelé», Béatrice (Carla Bruni, son ex-compagne avec qui il a eu un fils), «son âme sœur sans être sa moitié», «quelqu’un d’aussi rapide que moi», «au cul si rond qu’il en était ovale», et enfin Octave Blanco, philosophe antisystème qui ressemble beaucoup à Michel Onfray.
A-t-on le droit de livrer en pâture des pans entiers de la vie privée de certaines personnes, en s’abritant derrière le paravent commode de l’autofiction? Raphaël Enthoven récuse le terme: «Je déteste ce mot, cela fait branlette, autofriction. C’est un roman sans fiction». «Tout ceci est imaginaire, donc c’est vrai», écrit-il cependant en préambule, manière de parer les coups en présentant une vérité qui est la sienne et en assurant ne pas être le narrateur de ce livre. Il explicite : «Les personnages de mon livre sont des émanations de certaines personnes, mais ne s’y réduisent pas». Certaines «émanations» sont en tout cas furieuses d’être ainsi caricaturées et envisageraient de porter plainte. Ce n’est pas le cas Bernard-Henri Lévy, «qui ne veut pas parler de ce livre», même s’il est très certainement outré par la manière dont on y parle de lui et plus encore de sa fille.
Isi Beller, Isidore dans le livre, décrit comme le beau-père violent, n’a pas décidé encore s’il entamerait une procédure judiciaire. «Je vais voir», nous a-t-il indiqué en niant avec force être l’espèce de brute violente que décrit Raphaël Enthoven. «Je n’ai jamais frappé Raphaël sauf une fois quand il m’a traité d’enculé devant ma fille», se défend-il. Psychanalyste de formation, il s’étonne de la charge de son ex-beau-fils, «un garçon brillant», avec qui il entretenait jusqu’à récemment de bonnes relations: «Il m’a invité à la radio, à son émission “Les Chemins de la philosophie”, il y a une dizaine d’années, je suis allé à la circoncision de son deuxième fils et il m’a rendu visite à Marseille il y a deux ans».
Le professionnel des âmes qu’il est relève au passage que ce livre révèle chez Raphaël «un problème avec la question de l’autorité, notamment du père». «C’est le problème d’une époque où l’on constate la disparition des pères, de l’ordre symbolique paternel…» Quant à Olivier Nora, le patron de Grasset et l’éditeur de Jean-Paul Enthoven, il ne veut pas interférer dans une querelle familiale, lâchant juste: «Deux livres viennent de paraître à la rentrée littéraire: que chacun se fasse une opinion sur leur qualité intrinsèque. Mon seul souhait, c’est que le roman si talentueux de Jean-Paul Enthoven ne soit pas pollué par une polémique parisienne où la littérature aurait tout à perdre.»
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Source: © BHL, Enthoven: querelle de famille à Saint-Germain-des-Prés
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