FIGAROVOX/ENTRETIEN – Spécialiste de la montée de l’islamisme en France, le sociologue a publié en 2020 Les Territoires conquis par l’islamisme, aux Presses universitaires de France.
LE FIGARO.- Comment ce séparatisme se met-il en place? Par quel processus?
Bernard Rougier. – Ce séparatisme est le résultat du maillage social et religieux de certains quartiers. Celui-ci vise en priorité des populations vulnérables issues de l’immigration maghrébine et subsaharienne, et s’étend aussi aux catégories populaires «de souche», les unes et les autres frappées par le chômage et les friches industrielles, orphelines des anciennes structures d’encadrement politique ou syndical. Au nom de la défense de l’islam et des identités d’origine, des groupes militants islamistes parviennent à décoder la réalité contemporaine en se nourrissant d’épisodes et d’anecdotes tirés de leur vision de l’histoire islamique. Le corps joue un rôle crucial dans cette mise en équivalence, car celui-ci doit être purifié, physiquement et mentalement, contre la société mécréante.
Les idéologues passent toutes les influences jugées néfastes au crible du «pur» et de «l’impur», de l’autorisé (halal) et de l’interdit (haram). Ils y parviennent grâce à une prise en charge de l’enfance et de l’adolescence, à travers l’enseignement de l’arabe comme langue sacrée, le soutien scolaire, les écoles confessionnelles, les activités sportives, les librairies islamiques, l’enseignement religieux à la mosquée, etc. L’objectif final est d’élaborer une identité collective au nom de la religion, de la langue et de l’histoire islamique. C’est ainsi que se constitue un écosystème auquel il devient difficile d’échapper, surtout quand il est rattaché à certaines municipalités et que l’accès au logement social passe par la mosquée. Cette poussée militante existe un peu partout sur le territoire, elle varie en fonction inverse de la capacité de résistance des élus et du rayonnement local de personnalités et d’associations qui refusent l’hégémonie islamiste sur leur espace de vie.
Ce terme de «séparatisme» vous semble-t-il juste pour désigner le phénomène?
C’est l’une des difficultés du discours présidentiel. Il décrit bien la forme la plus achevée de militantisme islamiste, celle qui s’emploie à mettre en place un écosystème intellectuel et matériel producteur de ruptures avec la société globale, souvent relié à des solidarités transnationales et résolument hostile à la République comme forme politique (la loi de Dieu contre la loi des hommes) et comme promesse d’émancipation (la raison littéraliste contre la raison critique). Mais il peine à appréhender une forme de séparatisme plus subtile, souvent portée par des réseaux proches des Frères musulmans, qui vise à subvertir, de l’intérieur, la notion de citoyenneté, en faisant valoir des exigences collectives présentées comme féministes – burkini dans les piscines publiques par exemple, au nom d’un droit des femmes à échapper au regard de l’homme. Cette sensibilité frériste a compris l’intérêt qu’il y avait d’exploiter le libéralisme juridique pour affaiblir le socle républicain – la démocratie française reposant sur cette tension entre principes libéraux, d’une part, et sociabilités républicaines incarnées dans l’histoire, de l’autre.
Les indigénistes sont-ils les alliés des «salafo-fréristes»?
Les indigénistes convergent avec les islamistes pour «casser la République en deux», selon une expression présidentielle largement assumée et revendiquée par les premiers. Les uns et les autres s’accordent à dénoncer, pour en déconstruire les bases intellectuelles et politiques, le modèle républicain universaliste, porteur selon eux d’une violence néocoloniale qui toucherait à la fois l’islam et les «populations racisées». Ils dénoncent ensemble une République essentiellement «négrophobe» pour les indigénistes et «islamophobe» pour les islamistes et se retrouvent à l’occasion dans les manifestations contre les «violences policières». S’agissant des structures de mobilisation, d’anciens militants islamistes révolutionnaires proches des Frères musulmans – ou de leur équivalent américain «Nation of islam» – militent à présent dans le «comité Adama» en privilégiant, cette fois, les catégories raciales sur les catégories religieuses.
Pendant le confinement, le registre communautaire a été mobilisé pour dénoncer la « hogra » de l’Etat français
Parallèlement, toute une frange de l’islamisme (Islam§Info, CCIF) s’inscrit dans cet effort pour construire un contre-récit national et dissocier les populations des «quartiers» de toute forme d’allégeance vis-à-vis de la République. Pendant le confinement, le registre communautaire a été mobilisé pour dénoncer la «hogra» de l’Etat français (terme désignant le mépris pour le faible au Maghreb) lors d’interpellations filmées par vidéos et aussitôt diffusées.
Comment faire pour éviter «l’archipellisation» du territoire?
Idéalement, il faudrait susciter des sociabilités alternatives, régies par leurs propres critères d’excellence, et empêcher la superposition des espaces. Quand la norme religieuse s’impose non seulement dans la mosquée, mais aussi dans le sport, l’activité professionnelle, le loisir, le mariage, etc., il n’y a plus de «société civile». Au sens descriptif et non normatif, ce concept désigne un espace d’expressions pluralistes dépassant les appartenances ethniques ou familiales, non soumis à la pression sociale des voisins ou des «frères» ni aux normes obligatoires d’un rituel religieux. L’idée d’une charte de la laïcité devrait figurer dans le projet de loi sur le séparatisme, en vertu de laquelle les associations religieuses seraient tenues de souscrire un engagement républicain prenant en compte, en particulier, l’égalité homme-femme. Mais cet instrument, pour être effectif, devra être utilisé par les élus et les préfets, ce qui n’est pas assuré. Il faut comprendre que les islamistes ne combattent pas la laïcité parce qu’elle serait dure ou particulièrement hostile à l’islam ; au contraire, ils la jugent hostile à l’islam parce qu’ils ont décidé, depuis leur apparition, de la combattre.
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Source:© Bernard Rougier: «Indigénistes et islamistes convergent pour casser la République»
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