Alexandre Devecchio : «Quand les intellectuels voyaient venir les “gilets jaunes”»

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ANALYSE – Le mouvement des «gilets jaunes», plus qu’une simple jacquerie, est un nouveau symptôme de la révolte des peuples contre la société mondialisée. Une révolte qui traverse toutes les démocraties occidentales.

C’est une révolte? — Non, Sire, c’est une
révolution !» Depuis des années, la même scène se répète à Londres, à
Washington, à Rome… Brexit, Trump, Salvini: un mouvement profond
renverse par les urnes l’ordre établi qui assiste sidéré à ce grand
chambardement. Et, en France, depuis samedi, les «gilets jaunes»,ces
manifestants sans structure ni organisation, réussissent une
spectaculaire démonstration de force. Ils appellent désormais à
manifester «à pied, à cheval ou en voiture», le samedi 24 novembre, pour
«bloquer» Paris. Qu’ils y parviennent ou non, l’erreur serait de croire
à une simple jacquerie, à un phénomène conjoncturel alimenté par les
médias, une réaction épidermique, liée à l’augmentation du prix du
carburant, à laquelle le gouvernement pourra répondre par quelques
mesures d’ajustement.

Ceux qui ont lu le géographe français
Christophe Guilluy, mais aussi le journaliste et économiste britannique
David Goodhart, le théoricien italien Diego Fusaro ou les intellectuels
américains Thomas Frank, Mark Lilla et Yascha Mounk, ne font pas le même
constat. Ils retrouvent dans cette révolte jaune fluo un phénomène déjà
précisément détaillé par ces auteurs.

L’un a conceptualisé
l’opposition entre «France périphérique» et «France des métropoles».
L’autre, l’affrontement entre «peuple de quelque part» et «gens de
n’importe où». La semaine dernière dans Le Figaro Magazine , Guilluy et Goodhart ont échangé leurs points de vue pour la première fois.
Tous deux ont souligné les points communs entre la situation politique
française et britannique ainsi que le caractère global de la révolte
actuelle des peuples contre la société mondialisée. «Nous assistonsà la
fin de la classe moyenne occidentale. Depuis la fin de la Seconde Guerre
mondiale, c’est cette classe moyenne majoritaire qui structurait toutes
les démocraties occidentales. Tout cela est en train de s’effondrer»,
résumait Guilluy. Diego Fusaro, philosophe italien proche du Mouvement 5
étoiles et de la Ligue, ne dit pas autre chose: «En Italie, la “masse
nationale”, selon l’expression de Gramsci, des exclus de la
mondialisation s’est exprimée contre celle-ci.» Et le jeune penseur de
proposer lui aussi une nouvelle géographie sociale et politique, proche
de la lutte des classes: «La vieille dichotomie droite-gauche a été
remplacée par la nouvelle dichotomie haut-bas, maître-esclave (Hegel).
Au-dessus, le maître veut plus de marché dérégulé, plus de
globalisation, plus de libéralisations.Au-dessous, le serf
“national-populaire” (Gramsci) veut moins de libre-échange et plus
d’État national, moins de globalisation, moins d’Union européenne et
plus de stabilité existentielle et professionnelle.»

Cette transformation des clivages traditionnels s’est opérée sur fond de révolution numérique

Aux États-Unis, Mark Lilla,
Thomas Frank et Yascha Mounk ont, eux aussi, chacun à leur manière
interprété la victoire de Trump contre Clinton comme la conséquence d’un
affrontement entre la classe des «professionnels», c’est-à-dire les
«cols blancs» de l’Amérique des côtes ouverts aux minorités mais
étrangers à la question des inégalités,et les cols bleus de l’Amérique
du grand centre, qui ont vu leurs usines fermer, leur niveau de vie
stagner et leur espérance de vie diminuer. Tous ces penseurs, en
réalité, établissent le même diagnostic. Celui d’un processus
révolutionnaireà l’œuvre dans toutesles démocraties occidentales.Un
processus en passe de bouleverser les clivages et systèmes politiques
anciens.Le nouveau monde n’est plus celui de la technologie et des
échanges, prophétisé par Macron et les thuriféraires de la fin de
l’histoire mais, au contraire, celui de la colère des peuples.

Le
paradoxe est que cette transformation des clivages traditionnels s’est
opérée sur fond de révolution numérique. Comme si la Silicon Valley
offrait sa puissance à son antithèse. Du Brexit aux «gilets jaunes» en
passant par l’élection de Trump, les réseaux sociaux, longtemps
présentéspar les «progressistes» comme des «technologies de libération»,
ont, au contraire, favorisé l’essor des mouvements «anti-système».

Élection
après élection, les tenants du statu quo sont désormais balayés un à
un. Après la victoire surprise de Macron, certains observateurs
imaginaient que la France ferait figure d’exception. Le mouvement des
«gilets jaunes» indique qu’elle pourrait être à son tour rattrapée par
la vague.


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Alexandre Devecchio

Journaliste au Figaro et responsable du FigaroVox.

Source : ©Alexandre Devecchio : «Quand les intellectuels voyaient venir les “gilets jaunes”»

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