Albert Camus, tout en équilibre

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« Le courage de la nuance » (1/6). Contre la pensée dogmatique, certaines figures du XXe siècle ont incarné l’audace de l’incertitude. L’auteur de « La Peste » a fait de la modération une éthique indispensable pour concilier indignation et lucidité.

Le 26 avril 1955, Albert Camus arrive à Athènes, un peu déprimé par quelques déboires personnels. Deux jours plus tard, après une balade à l’Acropole, il participe à une grande « conférence controverse » organisée par l’Union culturelle gréco-française et consacrée à l’avenir de la civilisation européenne. Devant un public nombreux, qui le presse de définir cette civilisation, l’écrivain, alors âgé de 42 ans, commence par affirmer qu’il en est incapable. « Je voudrais d’abord parler de mon empêchement à dire des choses définitives sur ce sujet », prévient-il.

Il y aurait tant à évoquer, des aspects tellement divers, parfois contradictoires ! Si Camus accepte ensuite d’apporter à ses hôtes une réponse, c’est pour placer ce scrupule au cœur de la dynamique européenne. « La civilisation européenne, observe-t-il, est d’abord une civilisation pluraliste », où la multiplicité vivante des opinions doit rendre impossible la domination d’une vérité unique. Ce qui fait tenir l’Europe debout, ce qui lui confère sa force fragile, ce serait un certain sens de l’équilibre. « Aujourd’hui, on dit d’un homme : “C’est un homme équilibré”, avec une nuance de dédain, constate Camus. En fait, l’équilibre est un effort et un courage de tous les instants. La société qui aura ce courage est la vraie société de l’avenir. »

Aveuglante polémique

Relire cette conférence en 2020 procure une curieuse sensation. La prose de Camus sonne parfois un brin désuet, mais sa parole s’impose comme salvatrice. Ceux qui ne se résolvent pas à l’inexorable twitterisation du débat public y trouveront de précieuses ressources pour faire face. « Quel est le mécanisme de la polémique ? Elle consiste à considérer l’adversaire en ennemi, à le simplifier par conséquent et à refuser de le voir. Celui que j’insulte, je ne connais plus la couleur de son regard, ni s’il lui arrive de sourire et de quelle manière. Devenus aux trois quarts aveugles par la grâce de la polémique, nous ne vivons plus parmi des hommes, mais dans un monde de silhouettes », alertait déjà Camus en 1948, et on songe à ce théâtre d’ombres que sont aujourd’hui les réseaux sociaux, où chacun, craignant de rencontrer un contradicteur, préfère traquer cent ennemis. « Nous étouffons parmi les gens qui pensent avoir absolument raison », résume encore l’écrivain.

« Dans tous les cas, je n’insulte pas ceux qui ne sont pas avec moi. C’est ma seule originalité », Albert Camus

Refusant cette spirale vindicative, Camus a toujours cherché des gens avec qui discuter loyalement. « Rien de tout cela n’est très gai, bien que je n’aie pas perdu l’espoir, note-t-il dans une lettre à l’écrivain Roger Martin du Gard, en 1947, alors qu’il sent monter en France un désir de servitude collective. Mais c’est l’espoir de toute vie parce qu’elle est vie, une obstination plutôt qu’une certitude. Heureusement, il y a quelques hommes dans le monde à qui on peut encore parler. Vous savez bien que vous en êtes. » Ne voyant aucune audace dans la montée aux extrêmes et l’emballement revanchard, Camus plaide pour une franchise respectueuse, qui évite de disqualifier l’adversaire : « Dans tous les cas, je n’insulte pas ceux qui ne sont pas avec moi. C’est ma seule originalité. »

Cette éthique intransigeante de la mesure, Camus l’a empruntée à Athènes, justement, dans la culture grecque qu’il chérit et dont il a retenu une méfiance à l’égard de toute démesure, un souci de la limite : limite posée à la fatuité des esprits qui croient tout savoir, comme à la violence des militants qui se croient tout permis. Puisée dans l’héritage antique, une telle éthique n’a rien d’abstrait, et c’est l’expérience vécue qui lui donne forme et force. A commencer par la pauvreté, que Camus a connue enfant : « Je n’ai pas appris la liberté dans Marx. Il est vrai : je l’ai apprise dans la misère. Mais la plupart d’entre vous ne savent pas ce que ce mot veut dire », lancera-t-il aux intellectuels bourgeois dont l’éloge du peuple cache mal un superbe mépris.

Le « devoir d’hésiter »

Né en Algérie dans une famille modeste, très tôt orphelin de père, l’auteur de La Peste (Gallimard, 1947) se trouve atteint par la tuberculose alors qu’il n’a que 17 ans. Contraint d’interrompre ses études, le lycéen découvre l’attente à l’hôpital, les corps chancelants, la mort toute proche. De là ses réflexions sur l’absurdité du monde, le silence de Dieu, l’impuissance de la raison. De là, surtout, sa décision de poser le « devoir d’hésiter » comme un impératif catégorique.

L’expérience, telle serait la clé. Mais ce mot, aux yeux de Camus, paraît encore trop présomptueux : « Vanité du mot “expérience”. L’expérience n’est pas expérimentale. On ne la provoque pas. On la subit. Plutôt patience qu’expérience. Nous patientons », note-t-il dans ses carnets, à 22 ans. L’expérience de Camus a beau être subie, sa patience n’en demeurera pas moins active, et ses engagements ancrés dans la vie sensible.

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Ainsi, on ne comprend rien à ses prises de position sur la guerre d’Algérie, à son impossible rêve d’une formule « fédérale » qui aurait permis à la fois la fin du système colonial et l’invention d’un nouveau « vivre ensemble » entre Algériens et Français, si on n’a pas en tête le lien si charnel qui a uni ce fils de pieds-noirs aux êtres et aux paysages de son pays.

« Intellectuel ? Oui. Et ne jamais renier. Intellectuel = celui qui se dédouble. Ça me plaît », Albert Camus

Des années plus tôt, en 1935, l’enfant du peuple avait adhéré au Parti communiste, s’inscrivant dans la vive espérance créée par le Front populaire. Néanmoins, pour avoir critiqué la façon dont ses camarades traitent les nationalistes algériens, Camus avait rapidement été exclu du Parti comme « agent provocateur trotskiste », conformément à la routine délirante de l’époque. Episode fondateur au cours duquel le jeune Camus, dévoué corps et âme au Parti, formule les deux griefs qu’il relancera plus tard, au fil des années, en direction des intellectuels « progressistes » : d’une part, la prétention à faire entrer la réalité sociale dans un carcan théorique, quitte à « mettre entre la vie et l’homme un volume du Capital » ; d’autre part, le refus d’admettre qu’un adversaire politique peut avoir raison. Dans l’esprit de Camus, les deux griefs ne font qu’un. Manichéisme idéologique et mensonge existentiel sont inséparables, la langue de bois est sécrétée par un cœur en toc.

Comment concilier indignation et lucidité ? Un révolté peut-il donner libre cours à son « goût pour la justice » et en même temps « tenir les yeux ouverts » ? Ces questions, Camus ne cessera plus de les poser aux intellectuels qui se mêlent de politique : au lendemain d’Hiroshima, quand les chars russes envahiront Budapest ou lorsque le FLN voudra faire main basse sur le combat national algérien… Chez les doctrinaires communistes comme chez les zélateurs du mouvement anticolonialiste, Camus décèlera l’attrait de la soumission, le secret désir de se « couper la langue » pour l’offrir à un maître.

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Mais jamais cette vigilance critique, pas plus que son attention à la vie ordinaire, ne mènera l’écrivain à un quelconque poujadisme. A ses yeux, l’anti-intellectualisme est une autre façon de céder au fanatisme : « Intellectuel ? Oui. Et ne jamais renier. Intellectuel = celui qui se dédouble. Ça me plaît. (…). “Je méprise l’intelligence” signifie en réalité : “Je ne peux supporter mes doutes”. » Sans jamais viser les clercs en eux-mêmes, Camus a donc pointé leurs trahisons, leur renoncement à toute responsabilité, la bonne conscience qui est la leur quand ils délaissent la nuance argumentée pour l’intimidation outrancière. « La démesure est un confort, toujours, et une carrière, parfois », ironise-t-il.

Le courage des limites

Contre les rentiers de la révolution, qui moquent en lui un démocrate mou, « bourgeois naïf » (Jean-Paul Sartre) ou prédicateur d’une « morale de Croix-Rouge » (Francis Jeanson), Camus tient bon. Qui reconnaît ses erreurs n’est pas un tiède mais un homme d’honneur. Qui affronte ses contradictions intimes ne mérite pas le nom de lâche. Il y a un courage des limites, une radicalité de la mesure : « Je n’ai jamais cru au pouvoir de la vérité par elle-même, note Camus, dès 1943, dans sa première « Lettre à un ami allemand ». Mais c’est déjà beaucoup de savoir qu’à énergie égale, la vérité l’emporte sur le mensonge. C’est à ce difficile équilibre que nous sommes parvenus. C’est appuyés sur cette nuance qu’aujourd’hui nous combattons. Je serais tenté de vous dire que nous luttons justement pour des nuances, mais des nuances qui ont l’importance de l’homme même. » Le résistant, qui proclame à la fois la légitimité de la violence et l’indignité de la terreur, précise un an plus tard dans le journal Combat : « Notre monde n’a pas besoin d’âmes tièdes. Il a besoin de cœurs brûlants qui sachent faire à la modération sa juste place. »

Cela implique de peser ses mots. Mais aussi, parfois, de demeurer muet. Quand la sottise infecte les discours, quand les certitudes étouffent toute parole libre, tenir sa langue est le meilleur des gestes barrières. « Le dégoût m’était venu de toutes les formes d’expression publique. J’avais envie de me taire », écrivait le journaliste-résistant après la Libération, au moment où l’« épuration » rendait l’atmosphère irrespirable. Sept décennies plus tard, et alors que prolifèrent à nouveau les épurateurs de tous poils, la voix de Camus résonne pour nous le rappeler : dans le brouhaha des évidences, il n’y a pas plus radical que la nuance.

Source:© Albert Camus, tout en équilibre

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