Peter Turnley a toujours eu un pied aux Etats-Unis et l’autre en France. Son « journal du Covid-19 », qu’il expose début septembre 2020 au festival Visa pour l’image à Perpignan, a été commencé à New York, en mars, au pic de l’épidémie, mais prolongé à Paris. Et, en 2019, à 64 ans, Peter Turnley est finalement devenu citoyen de l’Hexagone.
« J’habite en France depuis 1978, j’ai pris mon temps !, s’exclame-t-il en riant, secouant sa crinière blonde. Pour moi, ce n’est pas anodin. Je suis fier de manifester de façon officielle mon attachement à une certaine façon de vivre ainsi qu’à une forme de société. Même si je suis avant tout citoyen du monde… » Intarissable, le photographe, interrogé par visioconférence, ne résiste jamais aux grandes formules, qu’il délivre dans un français quasi parfait.

Né à Fort Wayne dans l’Indiana, au cœur du Midwest, Peter Turnley a été très tôt happé par la France. Au lycée, alors qu’il mise au départ sur le sport et le football américain, il se retrouve à l’hôpital, cloué au lit par une blessure. Ses parents lui offrent un livre qui change sa vie : Visages d’Asie, d’Henri Cartier-Bresson (Chêne, 1972). « Je ne sais pas où ils avaient déniché ça, dit-il. Ce livre m’a montré qu’il y avait tant de moments auxquels je ne prêtais pas attention. Du jour au lendemain, j’ai trouvé ma voie. Et aussi le moyen de donner une voix aux gens qui n’en ont pas. »
Idéaux de justice sociale
Car le jeune homme partage très tôt les idéaux de justice sociale d’une famille modeste, ancrée à gauche, et les envies de changement qui secouent les Etats-Unis à l’époque – guerre du Vietnam, féminisme, campagne pour les droits civiques…
Entre 1972 et 1973, avec son jumeau David – qui deviendra lui aussi photo-journaliste –, il signe son premier projet photo : tous deux arpentent une année entière la rue McClellan, à Fort Wayne, une artère pauvre du centre-ville où vivent des familles laborieuses, souvent immigrées. Devant ces frères de 17 ans qui ont un appareil pour deux et l’envie de changer le monde, toutes les portes s’ouvrent. Ils offriront les tirages aux gens – des images dures et tendres, plus tard réunies dans un livre, McClellan Street (Indiana University Press, 2007).
Mais le fantasme de Paris démange Peter Turnley. Après un premier voyage, il boucle ses études universitaires et va couler du béton pendant un an sur les chantiers des autoroutes de l’Indiana – « Un boulot dur, mais bien payé. J’ai mis de côté 20 000 dollars, de quoi survivre un certain temps ». Tant pis si le rêve français se résume pour lui, au début, à une chambre de bonne sans eau courante sur l’île de la Cité.
Le jeune homme se fond avec bonheur dans son environnement : il apprend la langue à vitesse grand V dans les cafés, trouve un poste de tireur à mi-temps au laboratoire Picto, et intègre même Sciences Po, dont il sort diplômé en 1981 – « dans la promotion de Nicolas Sarkozy ! » Mais la diplomatie, finalement, ne sera pas pour lui : « J’ai tenté un concours aux Etats-Unis, j’ai foiré l’épreuve de langue anglaise ! J’étais devenu trop français. Il ne me restait plus qu’à devenir photographe… »
Tant qu’à vivre son fantasme jusqu’au bout, il s’adresse au plus mythique de tous les photographes français : Robert Doisneau (1912-1994), qui a immortalisé le Paris populaire de l’après-guerre, avec ses cafés et ses amoureux. « J’ai trouvé son numéro dans l’annuaire ! », souligne Peter Turnley. Entre les deux, le courant passe à merveille. Robert Doisneau le prend comme assistant dans son atelier de Montrouge (Hauts-de-Seine), et l’aide à intégrer son agence, Rapho, qui lui offre ses premiers reportages. Et en particulier une commande pour le magazine Newsweek sur des vétérans du Débarquement en Normandie, en 1984 : c’est le début d’une collaboration qui va durer pendant près de vingt ans.
Grands conflits et révolutions
Peter Turnley va faire la couverture du magazine quarante-trois fois, et couvrir à peu près tous les grands conflits et révolutions de la planète – la chute de l’URSS, la guerre de Bosnie, celle du Golfe, les suites du génocide des Tutsi au Rwanda, la place Tiananmen, la Yougoslavie, le conflit israélo-palestinien, la famine en Ethiopie… « Pendant vingt ans, je ne savais jamais où j’allais dormir le soir. Et j’ai adoré ça. J’avais un bon pif pour renifler l’actualité et aller au bon endroit. »
« C’est la seule fois de ma vie où j’assiste à un événement qui touche l’ensemble de la planète. Avec un ennemi invisible, et sans savoir où est la ligne de front »
Vétéran de la photo de guerre, il ne semble pourtant ni usé, ni traumatisé, ni démoralisé par ce qu’il a vu. Pour se ressourcer, entre deux reportages de guerre à l’autre bout du monde, il revenait toujours photographier la capitale française : pas ses mouvements sociaux ou ses bouchons, mais plutôt le charme éternel de ses cafés.
Il n’y voit aucune contradiction. « Je ne me considère pas comme un photographe des conflits, assure-t-il, mais plutôt de la condition humaine. Je vois la vie comme une ligne avec, à un bout, la guerre et la violence et, à un autre, l’amour et la poésie. Je ne veux rien négliger. Et il y a tant de leçons à tirer de la vie quotidienne… » S’il se défend d’être un optimiste forcené, parmi tous ses reportages, il retient avant tout le jour où il a photographié la libération de Nelson Mandela : « Quand il a levé le poing, je savais que je vivais un moment d’histoire. »
Mais la plus grande histoire de sa vie, pour lui, reste l’épidémie de Covid-19. Le confinement le cueille dans son pied-à-terre new-yorkais, le 20 mars, alors qu’il revient de Cuba. Un choc. « Moi qui suis nomade, qui n’ai jamais vécu plus de deux semaines au même endroit et qui ne sais pas cuisiner, me voilà coincé dans une petite boîte, tout seul, sans pouvoir sortir. J’étais complètement perdu. » Le soir même, il rejoint Times Square déserté, photographie les passants et les interroge sur ce qu’ils font là. « Il n’y avait, dans la rue, que ceux qui n’avaient pas le choix. Entrer dans le métro de New York, c’était entrer dans une tombe. Je n’ai jamais vu autant de regards terrifiés de toute ma vie. »
Travailler la peur au ventre
Le photographe, qui en a pourtant vu d’autres, n’hésite pas à comparer l’épidémie de Covid-19 à une « guerre mondiale » : « C’est la seule fois de ma vie où j’assiste à un événement qui touche l’ensemble de la planète. Avec un ennemi invisible, et sans savoir où est la ligne de front. » Chaque jour, pendant trois mois, sans commande de la presse et malgré les risques, il sort photographier la ville frappée par l’épidémie et poste ses images en noir et blanc, le soir, accompagnée de textes personnels, sur Facebook et Instagram.
Le ballet des ambulances à Elmhurst, l’hôpital au cœur de l’épidémie à New York, les sans-abri qui tentent de survivre, les livreurs et les caissiers qui vont travailler la peur au ventre, les enterrements où personne ne se touche mais aussi les applaudissements à la fenêtre et les sourires des soignants… Ce journal visuel – qui sera bientôt publié sous forme de livre disponible sur son site – a reçu un accueil inédit : « J’ai été contacté par des gens de tous les pays du monde, qui vivaient la même chose. On critique beaucoup les réseaux sociaux, mais ils m’ont permis de faire ce que j’ai toujours cherché avec la photographie : partager. »
Malgré les tragédies et les morts, l’expérience lui a laissé plutôt des raisons d’espérer : « Quand on voit sur les images le dévouement des soignants, pour qui c’était la chose la plus naturelle du monde, on comprend plus clairement l’injustice d’un système de société où un PDG est payé 35 millions de dollars quand ces gens risquent leur vie pour 15 dollars de l’heure. Ça donne envie de le changer. »
Toujours bercé par l’esprit de contestation des années 1960, Peter Turnley reconnaît « vivre pour le changement au 3 novembre » – date de l’élection présidentielle américaine. Et quand on évoque la récente conquête de la mairie de Perpignan par l’extrême droite, il répond par un grand sourire et un bras d’honneur, à la française.
- Le festival propose vingt expositions gratuites, présentées au couvent des Minimes et à l’église des Dominicains, à Perpignan, du 29 août au 13 septembre, tous les jours de 10 heures à 20 heures, ainsi que les week-ends des 19 et 20 septembre, et des 26 et 27 septembre.
- Projections du soir diffusées sur le site Internet du festival (Visapourlimage.com) du lundi 31 août au samedi 5 septembre, et à la chapelle La Funeraria de Perpignan, toute la journée jusqu’au 13 septembre, pour un public de 100 personnes.
- Rencontres avec les photographes, visites commentées d’exposition et lectures de portfolio sur le site Internet du festival.
- A Paris, projection d’une sélection de reportages du festival à la Grande Halle de La Villette, le samedi 19 septembre à 20 heures et le dimanche 20 septembre à 16 heures (entrée gratuite).
Le photographe américain David Alan Harvey, 76 ans, a été suspendu de l’agence Magnum le 20 août après avoir été accusé de harcèlement par une collègue. Selon le quotidien britannique The Guardian, qui a révélé l’information, le conseil d’administration de l’agence photo a pris cette décision le temps de mener une enquête approfondie sur les allégations qui, si elles sont avérées, constitueraient « une violation du code de conduite » de Magnum. Cette suspension intervient à la suite d’une autre polémique autour du même photographe, portant cette fois sur des photographies produites en Thaïlande en 1989, et leurs légendes. Les images, qui montrent de jeunes prostituées à Bangkok, sont référencées avec des mots-clés tels que « adolescente », « poitrine », « prostituée », « 13-18 », termes mis en cause par certains critiques, pour lesquels les personnes photographiées sont des mineures et ne doivent pas être montrées, ou tout au moins être désignées comme victimes de trafic sexuel. A la suite de ces débats, l’agence a supprimé de ses archives les photographies de David Alan Harvey, et la présidente, Olivia Arthur, a publié un communiqué indiquant que l’agence a commencé « un processus de révision interne – avec l’aide d’experts extérieurs » sur l’ensemble de ses archives.
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