Le Covid-19 a aggravé la situation des commerçants de la ville normande, où de nombreuses boutiques de la principale artère avaient déjà fermé ces dernières années.
Des coups durs, la ville d’Alençon, préfecture de l’Orne en Normandie et ancienne gloire de la dentelle, en a connu. Au XIXe siècle, empêtré dans des débats internes, le conseil municipal a laissé passer sa chance de figurer sur le tracé de la ligne de chemin de fer reliant Paris à la Bretagne, au profit du Mans. Le destin des deux villes en a été changé.
A l’avènement du TGV, la ligne n’a pas fait le crochet par Alençon. L’agglomération a certes profité du succès des moulins à légumes de Moulinex pendant les « trente glorieuses ». Plusieurs générations d’Alençonnais ont travaillé pour le fleuron local de l’électroménager. Jusqu’à ce que l’entreprise soit liquidée, au début des années 2000. « Vingt ans après, ça reste difficile », témoigne le maire socialiste, Joaquim Pueyo.
A l’image de nombreuses villes moyennes françaises, la commune de 27 000 habitants se débat aujourd’hui pour sauver son centre-ville, alors que le coronavirus fragilise des commerces déjà éprouvés par la crise des enseignes de textile.
La rue aux Sieurs, l’artère piétonne et commerçante d’Alençon, en porte les stigmates. Annie Almolda, qui y tient le magasin de tricots Saint-James, a recensé « plus de dix commerces fermés » à proximité de sa boutique.
En quelques mois, les enseignes des chaînes Maison 123 et Saint-Hilaire ont mis la clé sous la porte, à la veille du confinement, puis, en juin, Burton of London et la boutique familiale Blue jean’s ont cessé leur activité. Elles côtoient des vitrines vides plus anciennes. La devanture jaune de la marque pour enfants Du pareil au même (DPAM) est placardée de panneaux « à louer » depuis plusieurs années. Comme l’ancienne boutique de vêtements Mim.
Le magazin de téléphonie Orange a aussi quitté la rue piétonne, ne laissant sur sa façade qu’une liste des pas de porte les plus proches, à Flers et à Argentan. « Ce départ-là nous a fait un sacré tort, ils drainaient beaucoup de clients », a constaté Valérie, responsable de Sergent Major, à quelques mètres de là.
Laissés à l’abandon
Même la grande boulangerie, sur la placette au bout de la rue, a fini par baisser le rideau. « Des chaînes de boulangerie se sont ouvertes en zone commerciale. Ça a fait du mal », avance Karine, dont la biscuiterie a ouvert en juillet dans une artère piétonne perpendiculaire, faisant fi du Covid-19. Tous ces magasins laissés à l’abandon, concentrés sur une moitié de la rue, « sont préjudiciables à la ville », se lamente le propriétaire de la bijouterie Maheust, implanté du bon côté.
En balade dans le centre-ville par une chaude journée d’été, deux couples d’amis originaires de la région ne cachent pas « une certaine nostalgie » pour l’Alençon des années 1970, lorsque la rue aux Sieurs affichait un Prisunic, les Magasins réunis puis Le Printemps, avant la piétonnisation. « C’était très encombré et il y avait un monde fou », se souviennent-ils.
Deux sœurs, la trentaine, en visite chez leurs parents, ont fait quelques achats rue aux Sieurs. « Le centre est trop mignon, on vient pour se promener, indique Aurélia, mais tout est fermé, on ne trouve plus grand-chose, ça devient un peu triste. » Comment cette ville charmante et discrète, où la bourgeoisie occupe toujours les hôtels particuliers des XVe et XVIIe siècles nichés dans les ruelles, a-t-elle laissé son cœur décliner ?
« La fermeture de Moulinex
a créé un choc de désindustrialisation » Pascal Madry, directeur de l’Institut pour la ville et le commerce
« Alençon, c’est un cas d’école, explique Pascal Madry, le directeur de l’Institut pour la ville et le commerce. La fermeture de Moulinex a créé un choc de désindustrialisation et un mouvement de panique chez les élus locaux, devant la hausse du chômage, l’appauvrissement de la ville et la baisse de la population. » Un plan de relance est alors mis en place. « Il a notamment consisté à créer une deuxième zone commerciale en périphérie, en faisant le pari de renforcer l’attraction de la ville sur un grand bassin de vie », poursuit-il.
En vain, car Le Mans et Caen développent aussi leur offre commerciale. Le centre-ville d’Alençon pâtit aussitôt de cette « suroffre ». Plus récemment, en 2018, de grands travaux d’assainissement et de réfection du pavage de la rue piétonne tirent en longueur pendant quinze mois et finissent de décourager les consommateurs d’y faire leur shopping. Les loyers n’en tiennent souvent pas compte ; les surfaces commerciales ne trouvent plus preneurs. Selon les chiffres de M. Madry, le taux de vacance des boutiques atteignait près de 15 % à Alençon en 2019, avant la crise sanitaire, contre 12,5 % en moyenne en France.
Un PGE pour passer le cap du confinement
En ces derniers jours d’août, les soldes ont pris fin depuis deux semaines, mais les promotions s’affichent encore en grand sur les vitrines de la rue aux Sieurs : « Tout à – 60 % sur une sélection d’articles » chez Naf Naf, « Les petits prix continuent » chez Camaïeu, « Prix ronds – 20 % » pour Esprit. En face, la boutique Yume de vêtements et d’articles vintage propose un « Grand déstockage d’été », à – 50 %.
« D’habitude, je ferme en août, mais là, j’essaye de récupérer ce que je peux pour passer l’année », explique la responsable, Delphine, derrière son masque à fleurs. Entre mars et mai, en plein confinement, elle a dû régler 56 000 euros de charges à ses fournisseurs sans avoir rien gagné, et son stock non écoulé lui reste aujourd’hui sur les bras.
« Je n’avais plus assez de place dans le magasin, une partie des soldes est restée dans les cartons, les lignes complètes, du XS au XL. Je vais les conserver pour l’été prochain et je commanderai beaucoup moins à mes fournisseurs, prévient-elle, mais si tous les commerces font pareil, ce sont eux qui seront en crise en 2021. » Pour faire face, Delphine a dû souscrire un prêt garanti par l’Etat (PGE) auprès de sa banque, équivalent à un quart de son chiffre d’affaires. « Je voulais le rembourser le plus vite possible, dit-elle, mais j’attends finalement de voir comment l’hiver va se passer. »
La plupart des commerçants de la ville ont demandé et obtenu ces PGE, pour passer le cap du confinement. Pierre Lenganey, qui a repris il y a trois ans la grande librairie Le Passage, à quelques pas de la rue principale, raconte ses bouffées d’« angoisse extrême » avant que ne tombe le feu vert de sa banque.
« J’ai eu très peur pour mon entreprise. Aujourd’hui, ça va. J’ai des clients, contrairement au secteur de l’habillement, j’ai aussi de la trésorerie grâce à ce prêt, mais je ne peux pas dire que je suis sauvé, prévient-il. J’avais déjà de lourds emprunts pour l’achat de la librairie, auxquels s’ajoute le PGE, qui représente une charge de remboursement énorme. »
Les Alençonais ne se hâtent pas de retrouver leurs commerces
L’Etat avait initialement prévu un remboursement sur maximum cinq ans. « C’est trop court !, lâche le libraire. Il faudrait un étalement sur minimum sept ans, la durée moyenne des prêts aux entreprises. »
Dans une rue adjacente, Karine Chérot, ancienne coiffeuse aux cheveux acajou, vient de se lancer dans le prêt-à-porter, avec sa boutique affiliée IKKS, et tire le même constat. « Sans le PGE, je n’aurais pas fait face. J’ai également reporté mes charges sociales sur deux mois, signale-t-elle. Ces aides nous ont donné une bouffée d’oxygène, mais ce sera dramatique dans quelques mois si on ne récupère pas d’activité, si les gens ne reconsomment pas. »
« Les problèmes des petites entreprises vont apparaître fin septembre-début octobre, si certains créanciers ont besoin de se faire payer, alors que les échéances sociales et fiscales vont commencer à tomber », prévient le président du tribunal de commerce d’Alençon, Jean-Luc Adda. « Si leur activité ne tourne plus qu’à 80 %, comment vont-elles faire pour rembourser leurs PGE, même en étalant les échéances sur quatre ans ? Si les banques fixent leurs taux d’intérêt à 1 %, ça ira. Mais à 3 %, les commerçants n’y arriveront pas, ils n’ont pas ces niveaux de rentabilité », alerte-t-il. Il faudrait, à l’écouter, que les affaires repartent à 100 %, ou même à 120 %. « Je pense, conclut M. Adda, que le réveil va être un peu compliqué. »
Depuis la fin du confinement, les Alençonais ne se hâtent pas de retrouver leurs commerces de proximité. Dans sa boutique affiliée Saint-James, Annie constate que « les dames hésitent encore à venir à cause du Covid-19 ». Chez Sergent Major, Valérie a noté que « la plupart des clientes sont revenues, sauf les grands-mères, beaucoup moins nombreuses ».
Le tableau n’est pas totalement noir
Même bilan en demi-teinte pour le grand magasin de décoration et de linge de maison Bouchara, la véritable locomotive à l’entrée de la rue aux Sieurs. Une des responsables, Marie, a observé « un gros afflux de clients la première semaine après le confinement, car nous vendons du tissu et des élastiques, pour faire des masques ». Mais ensuite, la clientèle âgée et les Anglais férus du Perche ont manqué à l’appel. Les treize employés ont été mis au chômage partiel, quatre heures cinquante par jour, jusqu’aux vacances du mois d’août, et ne savent pas de quoi septembre sera fait.
« Pendant le confinement, les gens ont pris d’autres habitudes, poursuit Marie. Ils parlent du Web, s’habituent à faire leurs commandes en ligne. » Le spécialiste des études de marché Kantar a ainsi noté que les achats de biens par le biais du e-commerce ont augmenté en France de 37 % pendant les mois de confinement, de mars à mai, par rapport à la même période de 2019.
Le tableau n’est cependant pas totalement noir. « Le cœur de ville est aujourd’hui la priorité de la municipalité, assure Vanessa, à la tête du salon de coiffure Dessange, mobilisée dans l’une des deux associations de commerçants de la commune. Il fait bon vivre à Alençon, avec la campagne et des forêts alentour. »
Le maire met aussi en avant l’équipement culturel « particulièrement riche » de sa ville – un complexe cinéma flambant neuf, une scène nationale, une salle de musiques actuelles. « Il ne faut pas baisser les bras, le temps des villes moyennes va revenir, veut croire Joaquim Pueyo, à l’heure de la transition écologique et de la recherche d’une certaine qualité de vie. »
Pascal Madry, de l’Institut pour la ville et le commerce, « moins pessimiste qu’il y a seulement trois ans », constate déjà « un frémissement intéressant, avec un retour des supérettes et des métiers de bouche en centre-ville ». Au détriment des enseignes des grandes chaînes de vêtements.
Source:© A Alençon, la rue aux Sieurs, symbole de la lente agonie des centres-villes
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